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CHARBONNEAU G. (8/11/2025)

La gêne
Intercorporéité, sensitivité, paranoïa sensitive de Kretschmer

 
Georges Charbonneau, 8 nov. 2025
EFD, Archives Husserl, ENS.
Psychiatre, Directeur de Recherche, Editeur.


Notes d’exposé. Texte non définitif


Notre contribution est centrée sur l’hyperesthésie, que nous proposons d’aborder dans une perspective anthropo-phénoménologique. C’est un vécu intersubjectif souffrant, mal connu et mal inscrit dans la pensée psychologique, psychiatrique et globalement ignoré par la tradition freudienne.
Il s’exprime dans ses formes sévères dans la pathologie dite Paranoïa Sensitive de Kretschmer mais ses formes mineures et moyennes (« maladie de la gêne ») sont fréquentes, et peuvent concerner chacun, par fragment, à un moment ou à un autre de l’existence.
Ce vécu va s’avérer sans détour intercorporel. Il parle de notre intercorporéité. Il est nommé aussi sensitivité. Il renvoie en amont à un élément communément dénommé, celui de la gêne. Nous examinerons dans quelle mesure il est possible de donner un statut anthropologique et phénoménologique à cette gêne.
Le terme d’hyperesthésie est utilisé en son sens psychologique et psychiatrique, tout en sachant qu’il a une référence précise en phénoménologie philosophique, dans la question de l’inter-esthésie. Une hyperesthésie a été explorée sous la plume de Natalie Depraz1, qui veut décrire la Paarung husserlienne, (couplage, accouplement selon Lévinas, appariement selon M. de Launay) : ce domaine ténu en deçà de l’empathie, de l’expérience sensible intercorporelle, passive et primaire, indépendamment de l’expérience visuelle et réflexive d’autrui. Il est décrit comme une association de nos flux charnels2 (Fleischleiber). Ces expériences d’autrui se trouvent accentuées dans certains domaines relationnels comme ceux des interactions du nourrisson, celle de l’éros, de la pathologie mentale ou de l’expérience de l’étranger. Cette voie inaugurée par Husserl est fondatrice de la notion de résonnance.
Pour Natalie Depraz, qui reprend la perspective de U. Maturana et F. Varela, il y a des moments interesthésiques forts (hyperesthésiques) qui montrent ce
1
Cf « En deçà de l’empathie, entre l’inter-esthésie et l’hyperesthésie », le Cercle herméneutique, N°8-9, 2007, Argenteuil. La question est déjà présente dans l’ouvrage La Naturalisation de la phénoménologie, Jean Petitot, Varella, Jean-Michel Roy, Pachoud, CNRS, Paris, 2004. Il est présent dans le volume Lucidité du corps. Pour un empirisme transcendental en phénoménologie, Natalie Depraz, Dordrecht, Kluwer,2001.
2
que Michèle Gennart décrit comme corps aura, in Corporéité et Présence, le Cercle Herméneutique, Argenteuil, 2011
couplage entre un organisme et son environnement. C’est un couplage créatif et adaptatif. Il est auto-poiétique, autoréférentiel.
Il montre que le vivant sait organiser des adaptations circulaires avec des systèmes étrangers, grâce à des dispositifs multisensoriels et modaux. N. Depraz prend l’exemple du mimisme intussusceptif3 de Marcel Jousse décrit dans les années 1930, mettant en évidence comment le nourrisson capte un ensemble de geste et de sensation polysensorielle pour se construire une identité progressive. La motricité ou la mobilité vécue (le style du mouvement) a un rôle considérable dans la relation de l’enfant à son entourage.
Toujours est-il que pour N. Depraz, l’hyperesthésie n’est pas pathologique. C’est une compétence spécifique au sein de l’inter-esthésie.
Cette approche philosophique n’est nullement incompatible avec celle que nous exposons. Dans notre exposé, cette hyperesthésie est souffrante, le plus souvent pathologique. Elle semble s’inscrire dans le processus de composition des distances avec autrui, pour autant qu’elle soit dépassable, phénoménalisable et qu’une proximité ou une distance porteuse de sens soient élaborées.
L’objet clinique de cette communication est la sensitivité/hyperesthésie. Pour la comprendre, nous remonterons anthropologiquement à la question de la gêne, à ses déterminations fondamentales, intersubjectives et notamment intercorporelles.
Cette question de l’hyperesthésie est très importante car elle n’apparait que dans la présence humaine in concreto, dans l’existentialité de cette présence. Elle n’existe pas en effet dans l’intersubjectivité métaphysique conçue comme seule altérité-inter-ipséité, ni même dans la formulation phénoménologique magistrale de P. Ricoeur, Soi-même comme un autre. C’est la coprésence physique et corporelle d’autrui qui la fait advenir. Soyons plus précis sur ce point ; elle ne fait pas que la révéler, elle est aussi une part critique du phénomène présence à soi-présence d’autrui, en tant qu’elle instaure une alerte intersubjective à la fusion, aux moments extrêmes de proximité.
En amont de cette sensitivité/hyperesthésie, nous proposons donc de faire parler la gêne, et de lui donner une place quasi paradigmatique pour l’anthropologie phénoménologique et la question de l’intercorporéité.
C’est une gêne avec une majuscule, une grande Gêne qui traite de l’irréductibilité de la séparation soi-autrui, de cet écart originel et toujours en demande de se recomposer, à tous les moments de nos transactions intersubjectives.
Nous n’en ferons pas une détermination quasiment périphérique, secondaire, psychologique, un effet de contact, un dispositif d’évitement dans les situations
3
Le Cercle Herméneutique revue, N° 8-9, p226,.
de rôle vite surmontables. Elle dit bien autre chose que la dimension névrotique d’évitement ou de phobie, d’obsession ou d’inhibition. Elle parle de notre séparation soi-autrui, de la distance nécessaire à sa préservation, de la préservation du quant-à-soi, d’une certaine irréductibilité de l’écart.
Nous voulons lui donner un statut phénoménologique, primaire.
Ce qu’elle décrit est une hétéro-affection fondamentale, de matrice esthésiologique, elle-même passive, primaire, antérieure à toute apprésentation ou constitution éthique d’autrui. Tout ce qui advient est primairement adversité, défiance, avant d’être ensuite incorporé, admis, médié par le projet anthropologique.
Il nous reste à doter la gêne d’un statut primaire.
Nous le ferons en trois étapes.
Elle sera entrevue en tant qu’affection existentielle, comme le propose Hans Lipps, un philosophe du Cercle de Göttingen dans un ouvrage auquel les philosophes Marc Richir et Guy Von Kerckhoven ont accordé une certaine importance, Die menschliche Natur4. Il est dû à un commentateur de H. Lipps, O.F. Bolnow, et complété par les cours de F. Rodi, une des figures de l’herméneutique contemporaine.
« Affection existentielle » ; cela dit qu’elle n’est pas un phénomène pathologique mais bien une détermination originaire de la présence à autrui, d’ordinaire recouverte par de nombreuses élaborations et constructions anthropologiques et culturelles. La gêne met à jour à sa façon la fonction de présence du corps et comment cette fonction échappe à toute réduction, voire même à toute appréhension. Autrui en présence reste un évenement ontologique.
Nous tenterons de cerner ce qu’elle peut signifier de fondamental, d’anthropologique, et comment elle est inhérente à notre condition corporelle.
Nous engagerons ensuite la question de la gêne à partir de celle de la proximité avec un apport nouveau, celui du déloignement heideggérien, qui fait de la tendance à la proximité, tel que l’entrevoie Sébastien Perbal dans sa thèse « Le Proche et le Lointain »5.
Ensuite nous suggérerons que la gêne n’est pas seulement une affection de la dimension du contact et des troubles esthético-physio gnomiques, du corps en apparition. Nous entreverrons les expressions névrotiques de cette gêne et montrerons ce qui les différencie des troubles psychotiques.
Ces préalables établis, nous proposerons de considérer la sensitivité, qu’il nous faudra définir et délimiter, comme maladie de la gêne. Cette expression vient du discours des patients sensitifs, en émane directement ou vient désigner ce dont il souffre.
4
Frankfurt A.M., 1941, repris dans Werke Vol. III,.
5
Le Proche et le Lointain. Chemin de pensée de Heidegger. Vol. XXIX des Mémoires des Annales de Phénoménologie, Wuppertal, 2025.
Cette sensitivité peut s’exprimer d’une façon majeure dans une pathologie peu fréquente dans sa forme historique mais bien réelle, la Paranoïa Sensitive de Kretschmer.
1)
La gêne, affection paradigmatique de l’intercorporéité
Faire de la gêne une affection paradigmatique de l’intercorporéité semble audacieux, à une époque où triomphe un thème diamétralement opposé, celui de l’empathie ; nous pensons que la question est importante, pour le savoir anthropologique et pour le dialogue des civilisations6. Cette valorisation soudaine de la gêne, et de son sens anthropologique, vient dire, à propos de l’empathie par analogisation (Einfühlung de Husserl) et de l’unification fusionnelle (Einsfühlung de Max Scheler) de ne pas aller trop vite, dans le mouvement de l’intersubjectivité car nous sommes séparés les uns des autres et que la transmission des vécus reste toujours problématique.
Nous voulons donner à la gêne une fonction intersubjective comparable à ce qu’est l’altération de la temporalité dans la compréhension de la mélancolie. C’est dire, donc, que la gêne, prend sa source dans une détermination fondamentale qui n’est pas pathologique. Elle exprime directement, en ce qu’elle est, une des modalités de la présence à autrui. C’est quasiment un existential de l’intercorporéité qui pourrait s’énoncer ainsi « Autant que nous existons, il y aura toujours une interface inamovible, active ou passive, entre soi et autrui, une alerte intersubjective. Un trouble caractérisera toujours la présence. C’est une interface pensante et qui ne peut pas entièrement rencontrer son objet. Elle exprime d’une part notre séparation, notre impossible fusion, et l’interrogation vivante sur ce qu’est se tenir en présence, face ou à côté d’autrui ».
Point d’apologie de la gêne ici. Si la gêne est originaire et fondamentale, il n’empêche qu’elle est travaillée, reprise, civilisationnellement, culturalement et donne lieu à une possibilité d’échange et de lien véritable avec autrui qui en incorpore les réquisits.
Elle exprime une alerte, un trouble, une double défiance vis-à-vis de la présence d’autrui comme de la préservation de soi-même, quels que soient ce que nous avons à préserver. Ce trouble est toujours présent, qu’il soit recouvert ou non. C’est à travers lui, ce trouble, que je me constitue, que j’établie les structurations de défense et de réciprocité. Il est même central dans l’expérience érotique. Toujours il y aura un trouble, infime soit-il, dès que je serais en face d’un autre, quels que soient mes attentes ou la nature de notre rencontre, cela par ce que
6
Il faut examiner l’accusation portée à l’encontre de la civilisation occidentale comme une civilisation de l’impudeur, de la monstration, de l’exhibition, incapable de concevoir un espace intermédiaire de signification entre le privé et le publique. A cela s’oppose une autre considération sur la pudeur, la retenue, l’inhibition. Cf La Corporéité entre Orient et Occident, Jean-Claude Gens dir, Le Cercle herméneutique, Argenteuil, 2019.
simultanément j’éprouve l’expérience de la présence d’autrui et je m’éprouve dans cette expérience.
Cette gêne est un nom pour la composante active de l’intercorporéité. Intercorporéité et interipséité se fondent dans ce trouble qui est une alerte énoncée par la présence du corps, le corps en présence. Et rien que lui. L’altérité telle qu’elle peut se penser comme ipsé-alter ne la conçoit pas substantiellement. La gêne met en présence de façon problématique. Elle n’existe que par son présent vivant, et c’est ce qui lui donne son caractère existentiel. Autrement dit la fonction de présence trouble. La gêne exprime qu’à minima, nous nous troublions, réciproquement.
Cette fonction de présence se fait à travers une émanation, une aura. Le corps-aura affronte un autre corps-aura7. Autrement dit, l’exposition mutuelle à autrui à travers ses aires transitionnelles, comme le formule D. Winnicott8. Le trouble résulte d’une entre-émanation, fluctuante, mal définissable, mais bien palpable avec des limites que nous pouvons dire objective ; elle va même devenir démesurée dans certaines pathologies comme la sensitivité ou la paranoïa. Nul ésotérisme de la présence dans cette assertion ; la présence corporelle est une entre-présence et ce serait une infirmité de la pensée que de nier un tel éprouvé esthésique.
Il y a d’ailleurs esthésie car l’objet esthésique n’est pas identifiable ; il s’appréhende comme une gestalt, un monde.
La gêne n’est pas qu’initiale ; elle serait alors assimilable à un trouble du contact, de l’autre en apparition et s’éteindrait une fois passée la rencontre première. Elle va structurer activement la séparation, et la protection réciproque, comme dans la pudeur ou la honte. Elle va empêcher la réduction d’autrui à n’être qu’un évènement informationnel. Non, il y à trouble, gêne, car l’intercorporéité reste toujours problématique.
A)
Anthropo-phénoménologie de la gêne
A travers la gêne, c’est un phénomène, une direction de sens qui se donne. Elle entrave la proximité, et le mouvement général de l’être qui est d’abolir ce qui est loin (cf Sébastien Perbal). La gêne fait fond d’une constellation qui se donne dans le retrait, la pudeur, l’inhibition, la défiance, la prudence, la distance.
La gêne n’est pas seulement psychologique. Elle l’est certes mais cette psychologie se fonde en amont sur des déterminations ontologiques, existentielles et phénoménologiques. Elle inclue/suggère même que nous ayons une intuition d’autrui spécifique en sa présence et que cette intuition ait un sens philosophique véritable. Intuition simultanée d’autrui et de soi, dans leurs séparations et distinctions ; une séparation à la fois absolue et relative, relative
7
Selon une expression de Michèle Gennart, in Corporéité et présence, Le Cercle herméneutique, Argenteuil, 2011.
8
Cf D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1983.
car une expérience de proximité ou de distance vécue doit être possible, sans enfreindre l’impératif de séparation.
Cette expérience d’autrui est-elle fondamentalement intellectuelle ou procède-t- elle d’une sorte d’intuition sensible ? Que rencontrons-nous d’autrui ? Est-ce une expérience purement conceptuelle ou affective de lui ?
Dans l’hyperesthésie pathologique, on retrouverait alors un repère phénoménologique classique, celui de Max Scheler, pour lequel nous intuitionnons directement autrui à travers le champ des valeurs, autrement dit, des éprouvés éthiques ou affectifs. Cela retrouve alors une éthique matérielle d’autrui qui éprouverait directement autrui à travers des données phénoménologiques qu’il reste à déterminer.
La situation de la gêne donne du crédit à une certaine phénoménologie matérielle de l’intersubjectivité pour laquelle nous rencontrerions autrui à travers un sentiment de sa présence corporelle psychique, quasiment à travers son aura, ce qui émane de lui esthétiquement.
1)
La gêne comme affection existentielle.
Hans Lipps - à ne pas confondre avec un des élèves de Husserl et inspirateur de Freud, Theodor Lipps (1851-1914), plus âgé d’une génération - soutient cette thèse de la gêne comme affection existentielle. Il a été un des membres du Cercle Göttingen, autour de l’héritage de Dilthey, avec Georges Misch et O.F. Bolnow, connu des psychiatres phénoménologues pour son analyse des Stimmungen et de la distinction avec la Befindlichkeit.
Le Cercle de Göttingen est marqué par l’héritage de Dilthey centré sur l’herméneutique de la vie. Comment s’approche la vie, s’approche-t-elle ? Il apparait cette intuition centrale que la connaissance est elle-même une expression de la vie qui tend à s’expliciter sans cesse. Elle y tend mais n’y parvient pas.
Dans son anthropologie existentiale, à distance d’une stricte phénoménologie et ontologie philosophique, il met au centre de sa thèse l’ambiguïté fondamentale, l’empêtrement, l’embarrassement de la présence d’autrui pour moi et de moi pour autrui, cela d’autant plus que chacun ignore concrètement ce qu’il ressent profondément. Les sentiments corporels respectifs de chacun ne sont jamais explicitables. Il y a en effet opacité à soi des Stimmungen, comme le note O.F. Bolnow, dans son célèbre ouvrage, Das Wesen der Stimmungen9. Nous sommes embarrassés de la façon dont nous sommes reçus par autrui et dont nous le recevons. Nous ne savons pas ce qu’il perçoit de nous et nous de lui, quelle gestalt il a constitué, et il ajoute que ce ne sont jamais les vraies images qui sont constitués. Cette rencontre est sur le fond impossible – tout comme l’est celle de la vie – et donc reste toujours problématique. La gêne demeure dans le présent-
9
Texte initial de 1956. Edition Klostermann, Frankfurt am Main, 1988.
vivant des relations. La gêne exprime ce flou, cette impossibilité, à la fois de réduire autrui à quelques choses, d’être lu par autrui ou de lire autrui, d’être regardé, tout comme je ne puis jamais dire qui je suis.
Dans une tradition herméneutique, elle signe l’impossibilité de recevoir autrui et d’être reçu, au sens du travail de réception, par autrui. Un reliquat existe toujours à cette rencontre en présence corporelle, c’est la gêne.
Remarquons que ce que dit la gêne de l’intercorporéité vaut aussi bien des autres modes de rencontre, qui sont tous marqués de la même gêne-indétermination-ambiguïté fondamentale. Nous ne savons jamais vraiment ce qu’autrui perçoit de moi ou moi de lui. Des conventions recouvrent ces échanges mais la réalité de l’incertitude demeure.
2)
La gêne, une direction de sens.
Saisir la trace spatiale de la gêne est une question intéressante. Cette intuition recompose le schéma primaire/secondaire, qui veut retrouver dans une manifestation une réaction à un certain vécu primaire (K. Jaspers, Kurt Schneider). Ici nous entrevoyons que la gêne est réactive à un vécu de trop-près, une impossibilité à assumer la présence d’autrui, un envahissement, une menace.
C’est une pathologie de la proximité manquée, manquée et impossible. La gêne devient un phénomène spatial, celui de ne pas pouvoir reculer, de ne pas pouvoir composer de médiation neutralisante vis-à-vis d’autrui, d’être en « imminence » d’autrui, sans espace-temps de cet autrui. Autrement dit, qu’l n’existe pas d’espace transitionnel entre cet autrui et moi. Alors la matérialité du corps s’exprime, oppressante par son risque ontologique d’écrasement, d’anéantissement, ou de fusion, c’est-à-dire d’abolition. La gêne exprime cette nécessité de recomposer un espace transitionnel, commun à son interlocuteur et à soi-même. Les corps-aura ne se rencontrent pas, pour parler avec le vocabulaire de Michèle Gennart.
3)
Spatialité ontologique de la gêne.
On peut retrouver la trace ontologique de la gêne à partir de cette distance nécessaire qui fait que, selon M. Heidegger, nous tendons à la fois à être un être-auprès et un être-avec. C’est peut-être, proposons-le, dans l’échec de cet être-avec et être auprès que se situe la gêne, à son appréhension et du déloignement.
Le déloignement ou dès-éloignement (Sébastien Perbal) est énigmatique et paradoxal, car pour rencontrer autrui, il faut construire une distance de séparation, distance nécessaire à son appréhension, à l’image de ce qui se produit aussi bien dans l’expérience éthique que dans l’expérience érotique. On pourrait convoquer aussi bien E. Levinas, Jean-Luc Marion ou Renaud Barbaras sur cette question.
Cela signifie que la souffrance de la gêne, et de l’hyperesthésique, est une souffrance de rester lointain, de ne pas pouvoir s’approcher, composer une proximité d’existence. C’est une souffrance d’être exclu de son monde, du monde d’autrui, de ne pas pouvoir faire monde.
B)
Gêne et dimension de contact.
La gêne, marque d’une distance et d’une impossibilité de recevoir ou d’être reçu par autrui, ne se résume pas à une dimension de contact, à savoir l’expérience immédiate d’autrui en apparition. La corporéité expressive d’autrui, figurale ou non, n’est pas la source de la gêne.
Ce sur quoi la gêne advient est bien antérieur au contact. Il se situe dans une région de la présence à soi qui contient également la possibilité du non-soi, autrement dit de l’altérité, de l’étranger, de ce qui n’est pas soi. Ces structures aprioriques de l’altérité suppose de pouvoir se décentrer de soi, de pouvoir concevoir cette altérité, d’en faire un évenement, et plus encore une révélation, c’est-à-dire une expérience hors norme, hors de ce que nous faisons pour les choses. Plus précisément, ces structures aprioriques de l’altérité supposent que l’être qui s’y rencontre ne soit pas comme une chose, et ait véritablement un statut ontologique.
Pourtant le contact interfère avec la fonction de présence de la gêne, avec son alerte, son attente. Le contact est certes un des lieux d’expression de cette gêne mais il ne la résume pas. Le contact n’exprime pas tout le corps. Le contact a à faire avec l’image expressive, la figure (ce que dit le terme d’esthétique) et non pas le corps ; plus précisément avec la figuralité, c’est-à-dire avec les représentations archétypales et l’impressionnabilité. Il concerne les identités de rôles plus que l’ipséité d’autrui. Il explore et teste aussi un être-ensemble : il est riche d’un dialogue actif et pathique, que le langage peut traduire en termes quasi éthologiques. Outre de savoir comment je suis perçu par autrui, se questionnent la nature climatérique de ce qui nous fait rencontrer, les tensions et intentions élémentaires affectives, les éventuels statuts de dominance ou de partage possible, la réactivité (explosive, éruptive, passive), tout ce qui aboutit à cette question « Dois-je fuir ou suivre ? ».
La gêne, comme affection existentielle, exprime une opacité antérieure encore à ce contact, de nature ontologique. Elle s’inscrit dans l’impossibilité de recevoir le corps propre d’autrui, d’en faire une expérience, de le réduire, de sortir de la séparation qu’exprime tout corps propre. Mais cette impossibilité de recevoir la corporéité d’autrui n’est pas lié à cette corporéité de chair, mais à l’impossibilité de la propre appréhension de moi-même, devant le regard d’autrui, et d’autrui au regard de son propre corps. C’est aporétique. Cela ne signifie pas que toute rencontre est impossible, mais que toute rencontre contient une part d’ambiguïté, d’embarras, qui peut transformer le sens de cette rencontre. La rencontre
effective des corps ne permet pas une véritable transparence. Cela, remarquons- le, pas plus que l’épaisseur psychologique d’autrui, sa corporéité psychique.
C)
La sensitivité et son hyperesthésie
Une fois posé cet arrière-plan ontologique à la question de la gêne, il est possible d’en venir à cette sensitivité ou hyperesthésie, qui n’est pas seulement psychologique, mais touche à l’être de chacun.
L’hyperesthésie peut être névrotique (phobique, anxieuse et obsessionnelle). Elle est alors bien limitée. Elle touche en ce cas aux identités de rôles et à elle seule. Il en va ainsi de la timidité et des phobies, qui concerne nos identités d’image corporelle, de statut social ou sexuel, les désirs, ou les la dimension obsessionnelle, de la propreté et de l’intimité physique. Cette hyper esthésie est travaillable en psychothérapie et peut se résoudre avec ce travail relationnel. Elle reste de l’ordre du contact névrotique, qui est bien limité.
Sensitivité et hyperesthésie sont des données négligées de la rencontre humaine normale et pathologique. Il ne faut pas la rabattre immédiatement sur la pathologie ; des traits ou des réactions sensitives sont présentes à de nombreux moments et situations de notre existence. Dans leurs formes mineures, elles s’expriment par des vexations, certaines humiliations, par des ruminations, lorsque nous sommes touchés par des évenements intersubjectifs. Leurs dépassements fait partie du processus maturatif. Elle a des formes très différentes à tous les âges de la vie (nous n’oublierons pas les souffrances de ceux ou celles qui, dans la prime enfance, ne sont pas invités à un anniversaire), comme dans l’adolescence, comme dans tous types de relations (ruptures amoureuses, amicales, professionnelles, ruptures de relations passionnelles comme celles de la politique ou du monde des idées ou de l’art), dès qu’il y a possibilité d’inclusion ou d’exclusion. On en retrouve les traces dans la littérature, dans l’histoire des relations littéraires et intellectuelles, de façon très documentée, qu’on songe au Werther de Goethe, ou à la correspondance de Jean-Jacques Rousseau, comme Jean-Marc Chavarot le rapporte dans son analyse de l’auteur des Confessions.
La rumination retrouve un sens ontologique intéressant, celui de « reloigner » (le reloignement) ce qui a été mis trop près. La rumination veut exclure du proche ce qui m’envahit.
Il y a toujours une part, active ou éteinte, de sensitivité dans de nombreuses relations.
Le terme d’hyperesthésie est intéressant car nous nous situons en plein domaine esthétique, de ce qui ne se réduit pas à l’ordre de l’apparaître des choses. Ce n’est pas une esthétique du contact, au sens où nous l’avons vu précédemment, bien que les proto expériences de contacts aient une importance certaine. Cela va bien au-delà du contact au sens des troubles esthético-physiognomoniques. Nous sommes doublement dans l’esthétique, dans celle de ce par quoi j’apparais
pour autrui, et dans l’image d’autrui dans mon regard : dans mon image dans son regard.
Que désigne simplement, avant toute analyse phénoménologique, la sensitivité et son hyperesthésie ?

C’est une pathologie relationnelle qui entrave les échanges par la charge affective et émotionnelle démesurée inhérente à toute transaction. Il n’y a pas de neutralisation affective ou émotionnelle. Aucune relation simple n’est possible.

L’hyperesthésie est dite sensitive, en ce sens où elle devient aussitôt défensive ou offensive. Elle est d’abord défensive avant d’être offensive.

L’hyperesthésie est un vécu de trop près insoutenable.

Elle est interprétative en un sens quasiment herméneutique où aucun sens ne peut être donné pour ce qu’il est. Il revient toujours au même triptyque : inclusion, évaluation, rejet.

La souffrance ne se limite pas au moment de la rencontre. Elle s’inscrit dans une triple dimension souffrante du lien :
-Initiation difficile. Toute approche peut être vécue comme intrusion
-Pas de liaison possible réciproque. Le déséquilibre est immédiat. Tout devient rapidement conflictuel, les crises de jalousie ou le sentiment d’être rejeté envahissent la relation.
-Déliaison impossible.

Le lien à autrui est marqué de rétention, comme si nous nous devions sans cesse justification, commentaire. La relation se charge de procès.

Les vécus d’évaluation de soi y sont prépondérants. C’est une expérience de hauteur de soi, en crise. Cela peut se donner comme sentiment d’infériorité éthique, au bord de la honte. Et nous savons bien à quel point gêne et honte se mêlent, au point d’être confondu dans le même terme allemand.

Il y a simultanément constitution d’un espace intersubjectif surdéterminé, avec son corrélat, d’y être inclus ou exclus. La première caractéristique est celle de l’inclusion exclusion, ou de l’appartenance au monde. L’appartenance au monde dans un sens ontologique, comme le montre R. Barbaras ou Claude Romano. Autant que nous sommes, nous éprouvons une appartenance à un phénomène de monde.
D)
Phénoménologie de la paranoïa.
1-Paranoïa et ipséité
2-Soit fusion soit trahison ou exclusion
3-Ontologiquement saturée. Déséquilibre ipsé-idem
4-Deux directions de sens : la hauteur et l’exclusion-inclusion rejet.
5-La spatialité est celle du Nous et de l’impossible proximité non fusionnelle.
6-Surdétermination de l’espace intersubjectif.
La sensitivité, dans sa forme majeure, appartient à l’espace de la paranoïa. C’est une forme mineure et dépressive de la paranoïa. Pour cela, il nous faut repasser par la phénoménologie de la paranoïa.
1)
L’approche phénoménologique de la paranoïa met à jour des données bien établit depuis A. Tatossian et à sa suite les écoles françaises de phénoménologie.
La paranoïa est une affection de l’ipséité. L’ipséité a perdu son autonomie vis-à-vis des identités de rôle et de l’altérité. Dans la paranoïa, si nous pouvons engager les rôles, et même le plus souvent les investir à l’excès, nous ne pouvons pas décoller de nos rôles, pas plus que de nos engagements avec autrui. C’est une pathologie de la déliaison.
2)
La paranoïa est un mode de lien qui ne connait ni la proximité (relative) ni la séparation. Il y a soit fusion soit trahison, ou exclusion, rejet. De là, une rétention de tous les affects ; seuls comptent ceux mis en cause par la problématique ontologique. C’est une pathologie de la compacité (H. Maldiney). On ne peut pas vivre dans l’ontologie pure.
3)
Structurellement, elle est ontologiquement saturée. L’équilibre ipsé-idem (décrit par P. Ricoeur, puis par A. Tatossian pour la psychiatrie) est rompu. Il en va absolument de notre être et que de lui. De là, la menace d’épuisement ontologique. Un épuisement qui se donne dans l’asthénie sensitive, très concrète cliniquement.
4)
La paranoïa est tendue par deux directions de sens : la hauteur (avec son dévalement) et l’exclusion rejet. Il ne voit dans les relations que cela, aussi bien en ce qui le concerne qu’en ce qui concerne autrui, dans la mesure ou autrui peut le dominer (prendre son ascendant) ou l’exclure.
Qu’elle soit active ou dépressive, la question de la hauteur se dit en orgueil démesuré. Il se pense uniquement par la médiation de la hauteur, une hauteur menacée par le dévalement et la déchéance.
5)
La dimension horizontale (spatialité) est très spécifique. Elle entremêle différents vecteurs spatiaux. Elle est tout d’abord structurée par la constitution du Nous dont il se sent soit exclu-rejeté ou rejetant. D’un autre côté, il ne connait pas la proximité véritable, sans qu’elle ne soit fusionnelle. Lorsqu’elle se compose, elle est vécue soit de façon érotisée, ou pulsionnelle, soit de façon agressive ou sur le mode de la plainte.
La paranoïa est une pathologie du trop-près invivable. Il émane trop de son aura et reçoit trop d’aura d’autrui. Il lui faut à tout pris redistancer.
6)
La paranoïa surdétermine l’espace intersubjectif et sa teneur. Il conçoit de façon totalement excessive une cohérence et une unité à l’espace intersubjectif. Le Tout Paris, le Tout Romorentin, etc., existent mais cette existence est nébuleuse, éphémère et dépassable, en l’état du socius contemporain (moins à l’époque de Kretschmer). Il ne perçoit pas
l’anomie généralisé qui traverse cet espace intersubjectif (« tout le monde se moque de tout et est indifférent à ce qui ne le concerne pas ou peu »).
E)
Paranoïa Sensitive de Kretschmer
Son expression sensitive est spécifique. Ce qu’il y a de pertinent dans cette pathologie se rassemble en un certain nombre d’élément.
- Elle se définie autant par son profil de personnalité, sa psychorigidité (avec une proclamation quasiment constante de son sens des valeurs) que par une véritable maladie constituée qui peut recevoir un traitement, à la fois psychothérapique et pharmacologique (antipsychotique à faible dose et antidépresseur).
- La sensitivité-hyperesthésie est accessible à un accompagnement aménagement psychothérapique individuel et de groupe.
- La paranoïa sensitive est une paranoïa dépressive. Il se sent coupable et est persuadé qu’on murmure sa culpabilité. Il interprète de façon pathologique tous les discours comme des commentaires ou des cancanies sur sa culpabilité. Le complot sensitif existe et il en est le coupable reconnu. Sa culpabilité le concerne lui et aussi l’espace intersubjectif qui est menacé par le scandale. Cette hantise du scandale le hante d’autant plus qu’il a surdéterminé le sens de cet espace intersubjectif.
-Elle est dite inerme car sans arme. C’est une défensivité épuisée. Le sujet est vaincu, à bout d’énergie, il ne peut plus se battre. De là son asthénie fondamentale.
-Cette asthénie est celle de la hauteur perdue. Il y a une composante mélancolique, celle du dévalement-perte du futur. Tout a déjà été joué. Rien ne peut advenir que ce qui s’est déjà passé et qui ne peut être dépassé. La rumination sensitive (ressassement) fait ce travail de tenter de récrire l’histoire. Il n’y a pas de possibilité d’ouvrir une autre époque.
- L’hyperesthésie est une impossibilité à être auprès de-, et de laisser être cette proximité avec tout ce qui la définit : son caractère relatif, provisoire, incertain. Cela mérite bien son appellation de maladie de la gêne.
- Le climat de rigidité morale et le discours incessant sur les valeurs est son paysage. Son austérité, sa gravité, son incapacité à rencontrer la joie qui suppose toujours un laisser-être, un abandon possible, l’éloignent du monde de la vie.
- La rigidité sensitive se caractérise volontiers par sa résistivité. Le sensitif ne peut pas laisser-être les choses. Il voit de l’excès, de l’injustice, de l’humiliation en tout. Il est en combat contre tout, mais c’est un combat sans arme, épuisé.
- Les thèmes sexuels (masturbation, homosexualité, pensées sexuelles marginales), hygiéniques, olfactifs, témoignant de la divulgation de son intimité y sont très présents. On y retrouve l’impossibilité d’être auprès et de recomposer une distance de vie.
La maladie de Kretschmer n’a plus d’actualité dans sa forme historique majeure du fait de l’évolution du rapport au corps et à la sexualité (masturbation, homosexualité principalement) et des remaniements du rapport au champ social (ouverture, fluidité, anomie) mais elle conserve un intérêt certain pour ses formes mineures et partielles (les « névroses sensitives »). On en retrouve fréquemment des éléments dynamiques partiels. Elle est importante à connaitre pour la compréhension phénoméno-structurelle des rapports intersubjectifs et des pathologies de la proximité.
Georges Charbonneau