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CABESTAN P. (5/11/2016)

Le Délire dans l’œuvre d’Arthur Tatossian

Ecole Française de Daseinsanlyse

5 novembre 2016

Philippe Cabestan

A titre introductif et en guise de transition avec le précédent exposé de Guy Risbec, je voudrais recommander la pièce de Strindberg, Père (1887), qui est actuellement donnée et, ce, jusqu’au 4 décembre, à la Comédie Française. Non seulement en raison de la très grande qualité de ce spectacle mais aussi et surtout en raison des questions qu’il soulève. Dans cette pièce dite naturaliste, Strindberg met en scène un homme, le capitaine Adolf, que sa femme parvient à faire hospitaliser contre son gré. Or, le capitaine est-il vraiment fou ? N’est-il pas plutôt, comme il le pense lui-même, la victime d’un complot fomenté par les femmes à commencer par la sienne qui ne recule devant rien pour lui imposer sa loi ? Il est vrai, cependant, que cette idée de complot peut être retournée contre le capitaine féminin de même que son étrange inquiétude quant à sa paternité, qui le torture littéralement depuis qu’il a découvert avec effroi que nul homme ne peut être assuré de la fidélité de sa femme et, par conséquent, d’être le père de ses enfants. Peut-on parler pour autant d’idée délirante ? N’est-il pas vrai qu’un homme peut toujours être trompé par la mère de ‘‘ses’’ enfants ? Comment tenir pour délirant un homme dont l’inquiétude est en un sens parfaitement fondée (du moins à l’époque de Strindberg) ?

Le destin du capitaine Adolf nous permet ainsi de poser cette simple question : à quoi reconnaît-on qu’un homme délire, y compris lorsque les thèmes de son délire : le complot, la paternité, ne sont pas dépourvus de légitimité ? Traditionnellement, en effet, on tient pour délirant ceux dont les discours sont manifestement faux. Ainsi Descartes évoque-t-il, dans un célèbre passage de la première de ses Méditations métaphysiques, ces insensés dont « le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’il sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre »[1]. Le délire — mélancolique en l’occurrence — trouverait donc son origine dans un trouble des fonctions cérébrales et se signalerait avant tout par sa fausseté factuelle — ce qui rejoint la définition du délire dans le DSM-IV[2]. Or, un homme (ou une femme) ne peut-il (elle) pas sombrer dans un délire de jalousie tout en étant trompé(e) par son conjoint ? Ne peut-on pas être en même temps paranoïaque et l’objet d’un complot ? Bref, si la vérité ou la fausseté ne suffisent pas à établir le caractère délirant ou non délirant d’un discours, à quoi reconnaît-on qu’un malade délire effectivement[3] ?

               Nous avons posé cette question à partir de la pièce de Strindberg. Mais il va de soi que nous aurions pu nous interroger à partir de phénomènes plus contemporains. Par exemple, les personnes qui soutiennent que l’effondrement des tours jumelles de New York, le 11 septembre 2001, n’a pas été provoqué par les avions qui les ont percutées mais par des explosifs préalablement installés, sont-elles délirantes ? Et, sinon, celles qui soutiennent que le gouvernement les Etats-Unis a délibérément laissé faire les terroristes (Let It Happen On Purpose, LIHOP) voire qu’il est lui-même à l’origine de l’attentat (Make It Happen On Purpose, MIHOP)[4] ne sont-elles pas, elles, délirantes ? Reconnaissons que l’on hésite à tenir pour délirantes ces considérations complotistes, quelle que soit leur fausseté et leur parenté avec certains délires de type paranoïaque. Nous retrouvons ainsi notre question à laquelle nous voudrions essayer de répondre en nous appuyant sur l’œuvre d’Arthur Tatossian.

1. Remarques biographiques et bibliographiques :

a. A. Tatossian[5]  est né à Marseille en 1929, de parents arméniens. Ses parents ont fui l’Arménie avec son frère aîné en 1921, en raison de la persécution de la communauté arménienne par les Turques. La famille Tatossian s’installe alors à Marseille où son père tient un commerce de chaussures, près de la Porte d’Aix. Arthur Tatossian est ce qu’on appelle communément un surdoué. Après de brillantes études, et malgré la mort subite de son père en 1943 et certaines difficultés matérielles, il devient interne des hôpitaux en 1952 et soutient sa thèse de médecine en 1957, qu’il consacre à un cas de schizophrénie paranoïde. Médaille d’or des Hôpitaux de Marseille en 1958, il fut nommé chef de clinique en 1959 dans le service de neuropsychiatrie du professeur Crémieux. Des différents postes qu’il occupe par la suite, je retiendrai simplement qu’en 1972, à la suite de la séparation de la neurologie et de la psychiatrie, Tatossian opte pour la psychiatrie ; il est nommé chef de servie de psychiatrie de l’hôpital Sainte-Marguerite ; et il dirige, à partir de 1980, le service de psychiatrie et psychologie médicale de l’hôpital de la Timone. A. Tatossian meurt en 1995 à l’âge de 66 ans.

               b. Il n’est évidemment pas question ici de citer ici les innombrables travaux de Tatossian. Je me contenterai de signaler que, jusqu’en 1970, ses articles sont pour l’essentiel publiés en neurologie, même si sa thèse de médecine relève déjà de la phénoménologie. Alors qu’à partir de la fin des années soixante-dix, ses principaux travaux sont phénoménologiques[6]. C’est à ce deuxième groupe de publications que j’emprunte les textes qui sont directement en relation avec mon propos et que j’ai pu lire pour cette intervention : tout d’abord, le fameux rapport, intitulé : Phénoménologie des psychoses, que Tatossian publie en 1979, et dont la section D, p. 93-136, est consacré au délire ; trois textes d’inégales longueurs, réunis dans Psychiatrie phénoménologique : d’une part, sa thèse de médecine : « Etude phénoménologique d’un cas de schizophrénie paranoïde » (1957) ; d’autre part, un article, « Analyses phénoménologiques de la conscience délirante », qui comprend trois études distinctes intitulées : « L’Alter Ego et l’intersubjectivité » (1963) ; « L’œuvre de connaissance » (1964) ; « Le problème de l’Ego » (1965). Enfin, « Délire : sujet et subjectivité » (1994)[7].

2. Deux Remarques méthodologiques :

a. Tatossian s’oppose à plusieurs reprises à Jaspers dont l’œuvre, selon lui, se situe « hors de la psychopathologie phénoménologique — même si elle en contient l’amorce »[8]. Pour ce qui concerne le délire, Tatossian critique l’idée de Jaspers, que le délire relève de processus incompréhensibles, contrairement aux développements compréhensibles de la personnalité, et reproche à Jaspers de finir pratiquement par faire « de l’incompréhensibilité le critère du délire vrai »[9]. Or, pour Tatossian, le délire est compréhensible[10]. Reste à déterminer en quel sens. En effet, il ne s’agit pas de comprendre le délire d’un point de vue psychologique et en demeurant prisonnier de la manière dont le sens commun comprend le comportement humain. Par exemple, pour le sens commun, il est compréhensible que celui qui a été trompé devienne méfiant. Mais si le délire est psychologiquement incompréhensible, il n’en va pas de même phénoménologiquement. Pour Tatossian comme pour Binswanger, le délire est en droit compréhensible : il s’agit d’une possibilité éminemment humaine, et Tatossian soutient que, d’une manière générale, l’incompréhensibilité psychologique « n’est qu’une forme particulière du comprendre heideggérien »[11].

b. Par souci de rigueur, il faut reformuler notre question qui était : à quoi reconnaît-on qu’un homme délire ? En effet, s’il est vrai qu’en phénoménologie on ne cherche pas à saisir un symptôme tel que l’idée délirante mais le phénomène lui-même, il faut alors se demander quelle est la structure d’une conscience délirante. Nous allons ainsi, à l’aide des textes de Tatossian, nous efforcer de dévoiler les traits essentiels, structuraux du délire, en vue de ce qu’on peut appeler après Husserl une eidétique du délire. Cette eidétique prend pour point de départ une affirmation qui va de soi pour tout phénoménologue mais qu’il n’en faut pas moins rappeler : le délire n’est pas simplement un discours délirant mais le discours d’une conscience délirante qui est elle-même la conscience d’un être-au-monde. De ce point de vue, rechercher l’essence du délire signifie tenter de dégager la structure intentionnelle de la conscience délirante d’un sujet et même d’un sujet qui, loin d’ignorer totalement sa folie, « la connaît comme telle dans un coin de son être »[12].

3. Conscience délirante, conscience connaissante et conscience neutralisée

Pour Tatossian, la conscience délirante doit être envisagée comme elle se présente, c’est-à-dire comme une « conscience connaissante » et non pas comme une conscience qui serait autre que ce qu’elle prétendrait être et qui serait, par exemple, une conscience désirante qui ignorerait son propre désir. Tatossian cite à ce propos le président Schreber qui écrit dans la préface de ses mémoires : « Mon dessein est uniquement celui de faire avancer la connaissance de la vérité dans un domaine d’importance vitale ». Cette première caractérisation du délire permet à Tatossian de distinguer l’approche phénoménologique du délire de son approche psychanalytique. Car, lorsque Freud croit découvrir derrière ce dessein de Schreber le désir d’être la femme de Dieu qui aurait pour origine le désir d’être la femme de son père, il est clair du point de vue de Tatossian que Freud renonce à comprendre le délire lui-même et le dessein qui le sous-tend qui sont alors tenus pour incompréhensibles[13]. Si donc nous envisageons la conscience délirante comme une conscience connaissante, il convient à présent de saisir pourquoi on la tient pour pathologique. Or, comme nous allons le voir, ce n’est pas parce que cette conscience est fausse, parce que son discours ne s’accorde pas avec la réalité objective mais parce qu’elle est « incorrigible ». Apparaît ici un deuxième trait essentiel de la conscience délirante.

D’une manière générale, on sait qu’il est vain de raisonner un délirant en tentant de lui prouver la fausseté de son délire. Rien ne saurait tirer le délirant de ce qu’on pourrait appeler — une expression que nous empruntons à Kant — « son sommeil dogmatique ». Pour Jaspers, déjà, le délire se distingue par son incorrigibilité : non seulement le délirant est certain de ce qu’il affirme mais rien, en outre, que ce soit l’expérience ou le raisonnement, ne peut corriger le contenu de son délire[14]. Pour sa part, Tatossian préfère parler d’infaillibilité plutôt que d’incorrigibilité, au sens où l’infaillibilité désigne une incorrigibilité de droit, c’est-à-dire d’une incapacité à se tromper de la conscience délirante[15]. Toute la question est alors de comprendre pour quelle raison la conscience délirante en tant que conscience connaissante est incorrigible, mieux : infaillible. On est tenté de dire que c’est parce que le malade est un fou. Pour Tatossian, la réponse doit être recherchée du côté du statut bien particulier de l’objet de la conscience délirante qui n’est ni réel ni irréel mais neutre. Qu’est-ce à dire ?

Il serait erroné d’assimiler l’objet de la conscience délirante aux réalités naturelles d’une conscience qui se tient dans l’attitude dite naturelle par opposition à l’attitude non naturelle de la réduction phénoménologique. Car la conscience délirante se situe sur un autre plan, ce que confirme Schreber lorsqu’il déclare : « Je pourrais même dire avec Jésus-Christ : mon Royaume n’est pas de ce monde ». On est alors tenté de conférer à l’objet de la conscience délirante le statut d’objet irréel, c’est-à-dire d’objet imaginaire. Mais, pour Tatossian, l’objet de la conscience délirante n’est ni réel ni irréel : il est neutre, au sens husserlien de la modification de neutralité[16]. En d’autres termes, l’objet de la conscience délirante possède le même statut que l’objet de la conscience qui met en suspens, met entre parenthèses la croyance en l’existence ou en la non existence de l’objet qu’elle vise. On dit alors, en langage husserlien, que la croyance est neutralisée. Une telle conscience n’a rien d’extraordinaire. On retrouve, selon Husserl, une semblable neutralisation de la croyance dans la conscience de portrait (cf. l’analyse de la Bildbewußtseindans le § 111 des Ideen I) et elle est également à l’œuvre dans la conscience du spectateur d’un film ou d’une pièce de théâtre. Il s’ensuit que les jugements délirants ne portent pas fondamentalement sur le monde extérieur, sur ce monde commun qui est le monde de la vie (Lebenswelt), mais sur le monde intérieur immanent à la conscience. Tel est le cas, par exemple, du sentiment d’être persécuté par les femmes.

Nous pouvons à partir de là comprendre à la fois l’infaillibilité de la conscience délirante et son apragmatisme. En effet, la conscience délirante, soutient Tatossian, est comparable à celle du phénoménologue. Sans doute la démarche du phénoménologue est bien différente, et la réduction phénoménologique répond à d’autres motivations. Cependant, il y a entre la réduction phénoménologique et « la perte de l’évidence naturelle » dans le délire une parenté manifeste que Tatossian n’est pas le premier à explorer. Dans cette perspective, de même que le phénoménologue revendique la certitude absolue pour toutes ses connaissances relatives à ses vécus de conscience, de même le délirant est habité par une certitude inébranlable liée à la neutralité des objets sur lesquels portent ses affirmations et qui relèvent du champ immanent de la conscience[17].

L’apragmatisme de la conscience délirante découle également de la neutralité du monde délirant. En d’autres termes, que les idées délirantes ne soient pas des motifs d’action et que, par suite, elles ne donnent lieu à aucun prolongement pratique dans le monde réel n’est guère étonnant si nous admettons que le royaume de la conscience délirante « n’est pas de ce monde ». Par exemple, nous dit Bleuler, un schizophrène accusera le médecin de détourner sa correspondance mais il lui confiera en toute quiétude sa prochaine lettre. L’accusation portée contre le médecin est donc sans conséquence pratique pour le malade, et il faut distinguer le médecin qui appartient au monde délirant du malade et le médecin que rencontre le malade dans le cadre de l’hôpital et de la consultation. Il y a ainsi, écrit Tatossian, « une étonnante étanchéité de la praxie et des idées délirantes »[18].

4. Trois ou quatre remarques sur le monde du délire (sur l’appréhension délirante du monde)

a. Nous avons vu que le monde du délire est un monde à part et que c’est précisément ce qui explique l’apragmatisme de la conscience délirante. Toutefois cette conception du délire ne signifie pas que le délirant ne présentent pas des troubles du comportement. Mais, soutient Tatossian, les actes médico-légaux d’un délirant tels qu’une agression ou un homicide « sont l’exception qui confirme la règle » (Psych p. 117). En d’autres termes, ces actes — ou plutôt peut-être, ces passages à l’acte[19] —sont exceptionnels et tout se passe alors comme si ces actes étaient le fruit d’une erreur quant à la nature de l’objet dont la réalité et l’appartenance au monde réel sont alors ignorées par le malade. On retrouve une erreur analogue dans le cas de ce schizophrène délirant qui a décidé de quitter l’hôpital et qui va faire ses adieux à un infirmier qu’il affectionne, ignorant ainsi que ce même infirmier est chargé dans la réalité de le surveiller et de l’empêcher de partir[20]. Cependant, la séparation entre le monde du délire et le monde réel est la règle.

b. Le délire n’est pas une fuite dans l’imaginaire. Tatossian s’oppose sur ce point à Sartre et à la manière dont il envisage dans son ouvrage L’Imaginaire (1940) l’irréalité de l’objet dans le délire. Il convient pour Tatossian de distinguer l’irréalité au sens de la présence neutre des objets de la conscience délirante et l’irréalité des objets de la conscience imageante qui relève de l’imaginaire et qui présuppose un monde réel dont ils sont la négation. J’imagine, par exemple, des châteaux en Espagne, et je pose ces châteaux imaginaires comme des objets irréels et comme négations du monde réel auquel ils n’appartiennent pas. En revanche, la conscience délirante se donne ses objets par-delà l’affirmation ou la négation de la réalité et, comme nous l’avons vu, comme présence neutre. En outre, en assimilant la conscience délirante à une conscience imageante, Sartre ramène la schizophrénie à une fuite dans l’imaginaire, comme si le délirant choisissait l’imaginaire pour se défendre contre la réalité. Or, nous dit Tatossian, cela revient « à névrotiser » la schizophrénie, c’est-à-dire à ignorer le gouffre ou encore la profondeur des troubles qui sépare névrose et psychose[21].

c. Enfin, pour Tatossian, le monde délirant ne doit pas être compris de manière simplement négative par rapport au monde réel et commun que le délirant ignorerait, mais au contraire comme un monde qui englobe le monde réel. De ce point de vue, Tatossian fait sienne une comparaison que Klaus Conrad (1905-1961) propose dans La schizophrénie naissante (Die beginnende Schizophrenie), 1958. Ce dernier tient la transformation délirante du monde pour une sorte de retour à une conception géocentrique du monde. En d’autres termes, alors que l’héliocentrisme correspond à un monde dans lequel la terre n’est qu’une planète d’un système solaire qui est lui-même qu’un système parmi d’autres, le géocentrisme se caractérise par la conviction que la terre est au centre du cosmos. De manière analogue, la conscience délirante est au centre du monde de telle sorte que tout se rapporte à elle[22]. Toutefois, précise Tatossian, et cette précision nous paraît particulièrement éclairante, si on peut comparer le monde délirant à un monde géocentré, cela ne signifie pas que le délirant ait oublié l’héliocentrisme. Le délirant, écrit-il, est « plutôt comme un homme qui connaîtrait et comprendrait la vison héliocentrique du monde mais (qui) croirait avoir découvert derrière elle une vision plus générale et englobant la première » (Phéno. des psy. P. 127).

               d. Nous voudrions ajouter une quatrième remarque que nous n’avons pas lu sous la plume de Tatossian mais qui nous semble pouvoir être rattachée à sa conception de la conscience délirante. On se demande parfois si un délire peut être collectif, autrement dit si plusieurs personnes peuvent partager un même délire. Il semble que, sans écarter absolument une telle possibilité[23], cela soit l’exception qui confirme la règle. En effet, la conscience délirante est éminemment solitaire comme en témoigne déjà l’incompréhensibilité du délire pour le sens commun. En outre, comme le souligne Tatossian alors que le monde tel qu’il se donne dans l’attitude naturelle est un monde commun, la conscience délirante constitue son monde de manière idiosyncratique voire solipsiste qui est de ce point de vue comparable au monde onirique du rêve[24] Ainsi, il n’y a pas de place pour autrui dans le monde délirant. Ou plutôt, si autrui trouve sa place dans le monde de la conscience délirante, ce n’est que sous la forme d’un pseudo-autrui[25].

En effet, la subjectivité délirante se distingue par son incapacité à saisir autrui comme un alter ego et son échec, écrit Tatossian, oscille entre deux pôles : « ou bien se constituant elle-même comme chose matérielle, elle révoque toute sa subjectivité au profit d’un autrui tout puissant — ou bien, assumant elle-même toute subjectivité possible dans son monde, elle accapare celle qui de droit appartiendrait à autrui »[26]. En d’autres termes, la subjectivité délirante manque autrui soit en se réifiant elle-même sous le regard omnipotent d’autrui au point d’ignorer sa propre subjectivité ; soit en réifiant autrui sous son propre regard omnipotent. Dans le premier cas, le délirant est une chose devant autrui ; dans le second, il est un sujet sans autrui. Mais, à vrai dire, ces deux possibilités ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et il se peut qu’un malade dans son délire passe successivement de l’une à l’autre. Reste que, dans un cas comme dans l’autre, autrui n’est jamais cet alter ego qui partage avec le sujet un seul et même monde. Malgré les apparences, il ne faut pas confondre l’affirmation du Christ : « mon royaume n’est pas de ce monde »[27] et celle du président Schreber. N’est pas Schreber qui veut !

5. De la genèse de l’expérience délirante

               Nous avons en introduction assimilé le délire à un discours. Cependant, on peut se demander si le délire ne peut pas prendre d’autres formes ? Pour Jaspers, le délire ne peut naître que là où il y a pensée et jugement (« Nur wo gedacht und geurteilt wird, kann ein Wahn enstehen »). Cependant, Jaspers distingue entre les idées délirantes (Wahnideen) et les vécus délirants primaires (Primäre Wahnelebnisse). Kurt Schneider, à la suite de Jaspers, distingue de même entre le délire et les vécus délirants primaires tels que la perception délirante (Wahnwahrnehmung), la pensée ou idée délirante (Wahneinfall) et l’impression délirante (Wahnstimmung)[28]. Nous retrouvons ces différentes notions lorsque Tatossian, après Binswanger et Blankenburg, s’interroge sur la naissance de l’expérience délirante et s’efforce d’en dégager les différentes étapes[29]. Il convient de souligner que la perspective adoptée ici relève non de la psychologie mais de la phénoménologie voire de la phénoménologie transcendantale en un sens très particulier. Car ce qui est visé, nous dit Tatossian, ce sont les conditions de possibilité de l’être-au-monde, mieux : d’un être-au-monde, ce qui signifie que le transcendantal en question est un transcendantal singulier. Il s’agit en effet de comprendre le passage à l’expérience délirante singulière d’un malade[30].

Le point de départ de cette analyse est le concept, emprunté à Binswanger, de projet-de-monde ou Weltentwurf qui désigne une manière singulière d’être-au-monde et qui correspond, nous dit Tatossian, à la notion de projet fondamental chez Sartre[31]. Par exemple, dans le cas de Suzanne Urban, le projet-de-monde est centré sur la famille qu’elle idolâtre : « Le Soi de Suzanne est donc un Soi de fille, de sœur, d’épouse »[32]. Et ce projet de monde est la condition de la transformation de la scène chez l’urologue, au cours de laquelle elle apprend la gravité de l’état de santé de son mari via la pantomime du médecin, en un thème qui va désormais dominer son existence : le cancer et la mort prochaine de son mari. Face à un tel danger, Suzanne Urban va former l’idéal présomptueux de sauver son mari et tient désormais tous ceux qui ne l’aident pas dans cette entreprise pour ses ennemis.

A cette première phase succède une deuxième phase dite atmosphérique, qui est donc pré-verbale et pré-conceptuelle, au cours de laquelle Suzanne vit dans une atmosphère permanente de danger. Ce danger n’est plus concrètement connu, comme c’était le cas avec le cancer de son mari, mais abstraitement senti. Pour Binswanger, le thème qui dominait l’existence de Susanne Urban s’est autonomisé par rapport à la situation de départ et « atmosphérisé ». Désormais Susanne Urban vit dans un monde menaçant et se trouve dans un état d’humeur délirante (Wahngestimmtheit). Et c’est à partir de là que s’opère le « modelage du thème en fable délirante ». Apparaît alors le délire de persécution avec des figures persécutrices comme celle de l’urologue qui lui a annoncé le cancer de son mari et celle du Dr R. qui a prescrit l’hospitalisation du mari et qui empêche ZU de s’en occuper. L’un comme l’autre lui ont retiré sa base existentielle que constituait son projet-de-monde centré sur sa famille.

C’est ce premier canevas que Blankenburg s’attache à préciser de manière décisive selon Tatossian[33]

Conclusion

               Nous avons vu que, pour Tatossian, le délire n’est nullement un phénomène incompréhensible, à condition toutefois que l’on renonce, à la différence de Jaspers, à le comprendre en termes psychologiques. Du point de vue phénoménologique, le délire est une possibilité du Dasein, dont on peut dégager certains traits eidétiques tels que l’incorrigibilité, mieux : l’infaillibilité de la conscience délirante, dont Tatossian tente de rendre compte à partir de la notion husserlienne de neutralité. Ainsi l’objet de la conscience délirante est-il au-delà de l’alternative du réel et de l’irréel, et relève d’un certain type de conscience. Cette conscience est dite en effet neutralisée. Elle se laisse alors expliciter à partir de l’idée de réduction phénoménologique, et ses vécus se donnent à la conscience dans une évidence irrécusable. Pour Susanne Urban, il est évident que le monde est menaçant et cette atmosphérisation de la menace est le fondement de l’incorrigibilité de la conscience délirante (p. 123).

Cette approche phénoménologique de la conscience délirante et de son appréhension délirante du monde permet de remettre en question la conception classique du délire comme croyance fausse. En effet, la croyance n’est fausse que si on rapporte le délire au monde commun de la vie quotidienne mais elle ne l’est plus si elle se rapporte aux objets neutralisés de la conscience délirante. De manière analogue, croire que Hamlet a tué Polonius n’est une croyance fausse que si je rapporte cette croyance au monde réel commun. De ce point de vue, comme l’écrit Shaun Gallagher dans son article « Delusional realities »[34], vouloir prouver à un délirant qu’il se trompe c’est comme vouloir prouver que Hamlet n’a pas tué Polonius parce que ni Hamlet ni Polonius n’existent : dans un cas comme dans l’autre on confond le monde réel avec ce qui n’en relève pas.

Enfin je voudrais souligner le faux éclectisme de Tatossian qui ne prétend pas développer une pensée originale et qui, modestement, s’appuie sur différents travaux et différents auteurs. Mais la modestie ne doit pas masquer un effort d’articulation qui aboutit à une conception tout à fait cohérente du délire et que je n’ai fait qu’esquisser ici avec vous.



R. Descartes, Méditations métaphysique, IX, 14 – VII, 18.

Selon le DSM-IV, le délire est une croyance fausse, fondée sur une inférence incorrecte concernant la réalité externe (delusion is a « false belief based on incorrect inference about external reality) ».

Tatossian note que « l’absence de définition rigoureuse (du délire) n’empêche pas un repérage clinique assez aisé », Phénoménologie des psychoses (1979), Argenteuil, l’Art du Comprendre, 1997, p.115 (en abrégé : Php).

Wikipédia, Théories du complot à propos des attentats du 11 septembre 2001.

J. Tatossian et J.-C. Samuelian, Postface à la seconde édition de la Phénoménologie des psychoses, Php, p. 153-157.

G. Darcourt, Préface à la seconde édition de la Phénoménologie des psychoses, p. 7-8.

A. Tatossian, Psychiatrie phénoménologique, « Etude phénoménologique d’un cas de schizophrénie paranoïde », p. 11-98 ; et deux articles : « Analyses phénoménologiques de la conscience délirante », p. 111-125 ; « Délire : sujet et subjectivité », p.225-230, Paris, Etim, 1997 (en abrégé : Psp).

Php, p.93.

[9] Ibid., p. 95.

Php, p. 115.

Php, p. 97

Psp, p. 226, Php, p. 115

Psp, p. 116 ; Php, p.115.

Php., p. 95 et p. 115.

Php, p. 116

Ideen I, §109.

Psp, p. 118.

Php, p 116-7.

P. Jonckheere (éd.), Passage à l’acte, Bruxelles, DeBoeck Université, Bibliothèque de Pathoanalyse, 1998.

Php, p. 119

Php, p. 119.

cf. Grivois appelle l’entrée dans la psychose

On peut penser à ce qui est dénommé dans le DSM-IV « Trouble psychotique partagé » où les idées délirantes se développent « dans le cadre d’une relation proche avec une autre personne ont une forme identique aux idées délirantes de cette personne, et régressent ou disparaissent quand le sujet atteint d'un Trouble psychotique partagé est séparé de la personne atteinte du Trouble psychotique primaire », DSM-IV, F22.0, p. 379.

Psp, p. 228.

Psp., p.113.

Psp, p. 113.

Evangile selon Saint Jean, XVIII, 36.

K. Jaspers, Allgemeine Psychopathologie, p. 80 et sq. A. Tatossian, Php, p. 96.

Php, p. 121 et sq. Outre les travaux de Binswanger, Tatossian s’appuie notamment sur un article de 1965 de Wolfgang Blankenburg, intitulé : »Die Verselbstständigung eines Themas zum Wahn (De l’autonomisation du thème dans le délire)«

Php, p. 125.

Php, p. 114.

Ibid., p. 123.

Php, p. 125

S. Gallagher, « Delusional Relaties », Psychiatry as cognitive science, Philosophical persectives, M. Broome et L. Bortolotti (eds.), Oxford University press (OUP), 2009.