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de LA GARANDERIE A. (13/12/2014)

Dostoïevski et le problème de l'épilepsie

 

 

 

Intitulé de mon intervention « Dostoïevski et le problème de l’épilepsie », car c’est la reprise du titre d’un article de Minkowski que l’on peut trouver dans les articles choisis publiés dans le recueil établi par Bernard Granger. C’est sous cet angle que le « cas »Dostoïevski a été traité, et l’épilepsie recevra ainsi, à travers la figure de Dostoïevski, des éclairages phénoménologiques.

Ce sujet peut être envisagé sous différents angles :

– la problématique proprement dostoïevskienne au-delà de la « simple » question de l’épilepsie, et nous élargissons vers d’autres problématiques concernant la pathologie et le mode d’incarnation de l’auteur, et il y aurait beaucoup à dire ;

– la problématique de l’épilepsie, qui synthétise elle-même nombre de problématiques, et ouvre de nombreuses pistes ;

– toutes les notions proprement minkowskiennes qui sont mobilisées : double structure, sens cosmique, structure,…

J’ai choisi de traiter l’ensemble, de manière non-exhaustive, considérant que les questions sont liées, et d’autre part parce que le cas Dostoïevski ouvre à beaucoup de questions. Pour les concepts minkowskiens, ils réclament en revanche un traitement séparé, on els évoquera là aussi au passage. difficulté liée à al grande densité des textes.

Trois textes principaux servent mon propos :

  • L’article intitulé « Dostoïevski et le problème de l’épilepsie » datant de 1955 ;
  • Un extrait du chapitre I du Livre III du Traité de psychopathologie de 1966 ;
  • Détour également par Freud et son article « Dostoïevski et le parricide ».

Eugène MINKOWSKI, « Dostoïevski et le problème de l’épilepsie » (1955)

Article de trente-cinq pages publié dans les Annales médico-psychologiques en 1955, qui porte comme sous-titre « Essai de psychologie formelle ». Il s’agit de la modification d’un projet originaire qui consistait en un prolongement des travaux de Françoise Minkowska en psychologie formelle, en particulier sur l’épilepsie, initialement appliqué au « cas » van Gogh. L’épilepsie représentait un cas pratique d’application des principes de la psychologie formelle (on reviendra sur cette notion…). Le prolongement consistait à préciser la vision du monde propre à l’épilepsie.

L’étude se centrait sur le personnage du prince Muichkine, « grand épileptique » et personnage principal de L’idiot. Il prend maintenant Dostoïevski dans ses grandes lignes ; l’étude devait servir d’introduction à une étude plus vaste sur l’auteur russe, menée par le Dr Fusswerk.

Minkowski commence par énumérer les difficultés rencontrées dans le traitement du projet initial, et la centration exclusive sur le personnage du prince Muichkine… Il en évoque trois :

Tout d’abord, il dit s’être rendu compte que le personnage ne peut être isolé des autres personnages du roman, et que tous sont reliés par un « climat » créé par Muichkine, que Minkowski qualifie de « typiquement dostoïevskien ». À travers cette notion de climat, une première notion est introduite, en ce qu’elle renvoie à atmosphère, ambiance,…

De même, on ne peut isoler le texte des autres écrits de l’écrivain, toujours en raison de ce « climat » qui fournirait une clé d’unité à l’œuvre. Au demeurant, il peut être utile de rappeler qu’il y a d’autres figures de l’épilepsie dans l’œuvre de Dostoïevski (on peut évoquer la figure de Stavroguine dans les Possédés).

Enfin, pour comprendre le caractère unique de cette œuvre, on ne peut du coup non plus isoler Dostoïevski des autres romanciers contemporains.

Autrement dit, il y a un risque d’égarement…

Minkowski maintient pourtant son projet en affirmant qu’il existe un « problème » Dostoïevski qu’il s’agit de comprendre et de cerner. Il est à noter que ce n’est pas le premier essai de percer ce mystère, puisque mystère il y a. Caractère tourmenté et ténébreux de l’auteur, de son œuvre, multiplicité des thèmes abordés et complexité dans leur présentation. Minkowski a donc épluché plusieurs biographies et études sur notre auteur, au compte desquelles on peut trouver les quatre plus fameuses : Nicolas Berdiaeff (L’esprit de Dostoïevski), Gide, Troyat, Zweig (Trois maîtres). Il citera dans le cours de son article de larges extraits de ces auteurs, dont les intuitions sont tout à fait exploitables pour une ressaisie dans un cadre phénoménologique.

Après ces considérations préliminaires, Minkowski débute ses analyses par des considérations sur la difficulté de lecture de Dostoïevski, liée à la structure de ses romans ; selon Gide, ce désordre, ce « fatras », dit Minkowski, est à mettre sur le compte de la propre confusion de la pensée de son auteur. Cette confusion représente d’ailleurs « un premier aspect de l’énigme » et le point d’entrée « pathologique » dans l’œuvre : pour Gide, c’est la confusion des idées de l’auteur qui est à l’œuvre. (p. 205-206)

          Signalons au passage, problématique sur laquelle nous reviendrons, que Minkowski évacue très rapidement la perspective culturaliste (p. 206).

Une deuxième caractéristique à aborder : quoiqu’ait pu en dire une certaine critique, les personnages de Dostoïevski sont autobiographiques ; D a « vécu » ses personnages. Il est davantage dans ses œuvres qu’en lui. Mais que signifie l’autobiographique ? Dans le cas qui nous occupe, cela signifie une unité entre la vie, la maladie et l’œuvre. À ce titre, plusieurs constats sont établis sur le parallèle avec Van Gogh, autre « grand épileptique », chez qui cette unité apparaît également (portrait croisé sur plusieurs pages). S’ensuivent des considérations sur les deux « mondes »  que sont la peinture et l’écriture, caractérisés d’un point de vue phénoménologique (p. 210). Il en ressort chez Dstk un intérêt pour l’homme seul, et non pour le paysage.

Un élément de comparaison entre les deux œuvres mérite d’être retenu en ce qu’il nous plonge tout droit dans l’univers de l’épileptique et représente une première caractéristique du vécu (p. 211) : la montée et la chute, la profondeur et l’élévation. Il cite sur ce point longuement l’étude de Berdiaeff, dont le projet ne peut qu’intéresser le phénoménologue : « Pénétrer jusqu’en profondeur …sa vision du monde » [p. 212].

Berdiaeff ainsi que de nombreux auteurs évoquent la vision apocalyptique qui correspond en propre à la structure épileptoïdo-épileptique (p. 213). Deux points apparaissent : le mouvement et l’inconscient ; le premier semble caractériser en propre l’univers de D, tout marqué » par les thèmes du devenir, du destin ; le mouvement « en-dehors de l’espace, mais aussi du temps historique […] est intimement lié à la dimension en profondeur et se met en perspective sur l’éternel » (p. 214). Quant à l’inconscient, il est précisé qu’il ne s’agit pas d’un inconscient freudien, mais du « dépôt porteur de l’ambiance », comme source et profondeur. Pourquoi écrire des romans (p. 215-216).

« Et nous voilà placés devant l’épilepsie. » (p. 217) Les propos qui précédaient avaient vocation à nous entraîner vers ce point nodal. En tant que pathologie, dotée comme telle d’une symptomatologie, nous dit Minkowski, elle n’a pas grand intérêt ; « il n’y a rien à en tirer pour la pathographie » (p. 217), affirme-t-il. Il s’agira de lui donner « une toute autre signification », en tant que « source d’expériences vécues particulières, avec la vision du monde qu’elle conditionne ». Minkowski se réfère à l’étude de Minkowska consacrée à Van Gogh, toujours avec cet art du portrait croisé, considéré par Jaspers comme un exercice typique de psychiatrie.

Il commence par étudier le contenu de l’aura (épisode qui précède le déclenchement d’une crise). Dostoïevski nous livre sa vision de l’épilepsie et du mode d’incarnation auquel il renvoie en prêtant sa voix au personnage de L’Idiot, le prince Muichkine. [Citation p. 217-218].

Minkowski a probablement raison d’ajouter aussitôt après ces pages que « cette description se passe de commentaires », si l’on est sensible d’une part à l’incroyable lucidité dont fait preuve son auteur, à la richesse des thèmes abordés, à leur variété. Raison pour laquelle on peut comprendre aussi en quoi Dstk représente un « cas d’espèce ».

Dans ce témoignage, Minkowski relève particulièrement le caractère de lucidité, qui, selon lui, apparaît également chez van Gogh. Ces traits de l’épilepsie ont pour vocation, d’après lui, de mettre d’accord les différents exégètes de l’œuvre de Dostoïevski : il cite ainsi tour à tour les trois auteurs qu’il a convoqués, Berdiaeff, Gide et Troyat, dont l’opinion converge à ce sujet.

Lucidité est à prendre dans un sens très large, puisque c’est la faculté de visionnaire qui est mise en avant ; citons juste Troyat.

Nous reviendrons dans un deuxième temps sur la conception surnaturelle… Retenons cette idée d’être suspendue entre ciel et terre, qui est un signe vers ce mouvement du haut du bas, de la profondeur et de l’extase.

Minkowski écarte d’emblée une interprétation « freudienne » : « si le passage précédent nous oriente vers le sentiment de culpabilité, nous ne saurions axer sur lui uniquement notre recherche ». Ce passage est, selon lui, révélateur de la forme, de la vision spécifique du monde. A ce niveau, Minkowski cite Minkowska dans son étude sur Van Gogh (p. 219-220).

Je me permets d’ouvrir ici une parenthèse sur Van Gogh. Il existe une monographie dans la tradition de la psyc phéno : Jaspers. (p. 219)

Minkowski exhibe la dimension de « profondeur », « catégorie vitale essentielle », dont il propose une analyse très riche sur un très long passage.

La vision de l’aura est une vision instantanée et un moment unique, privilégie : « « vision d’un instant seulement, qu’on ne saurait vivre plus d’un instant, et encore moins vivre terrestrement » (p. 222). La dimension de profondeur révèle une structure de l’existence et de la personnalité conçue comme strates, plans différents : « Cette dimension présuppose que notre vie se déroule sur des plans différents, plans dont chacun possède ses caractères propres et qui, à l’occasion ou même par essence, sont destinés à entrer en conflit les uns avec les autres » (p. 222). Ce thème est déjà présent chez Berdiaeff, mais Minkowski lui préfère ce qu’en dit Gide [p. 222-223]

Si Minkowski reconnaît la justesse de ces analyses, il en appelle néanmoins à des réserves. Il y en a trois : d’abord, cette théorie des strates n’est pas propre à rendre l’intégralité de l’œuvre, en particulier ne permet pas d’expliquer les différents reliefs évoqués (les contradictions qu’on peut relver dans le caractère chaotique de sa pensée, la notion de climat et l’œuvre dans son ensemble) ; d’autre part, nous sommes guettés par le danger du psychologisme, en reconnaissant dans ces strates des fonctions psychologiques, là où l’auteur estime que cette profondeur a « quelque chose de transpersonnel, de cosmique en elle » (p. 223) ; la notion de cosmique est une notion minkowskienne par excellence sur laquelle je reviendrai en fin d’exposé. Enfin, avec le danger du psychologisme, c’est aussi le démon du positivisme qui re-pointe son nez, avec la tentation que les notions de couches et strates renvoient à une modélisation géométrique, que l’on retrouve dans la neurophysiologie classique, avec les notions de fonction. Or, les strates inferieures, les couches les plus profondes n renvoient pas à l’inférieur précisément, à l’archaïque, mais aux fondations, à ce qui gouverne la destinée humaine, et l’auteur emploie la métaphore de la maison avec ses étages et sa cave. Minkowki nous donne une interprétation phénoménologique de la profondeur : « Mouvement en profondeur … ni comparaisons » [p. 223]

l’organisation stratifée de la vie renvoie à l’idée que l’existence humaine se situe, selon Minkowski, dans un entre-deux, encadrée par deux mondes trans-personnels de caractère antinomique, entre lesquels l’homme doit ajuster ses choix. (p. 225)

Ainsi, la profondeur, qui dépasse les modélisations et interprétations physiologique set socio-psychologiques, est la dimension révélée par l’épilepsie.

La profondeur est ce dont procède la religiosité. La religiosité chez Dostoïevski prend une forme particulière, celle de la vision apocalyptique et messianique. « Nous ne sommes pas loin … peule russe «  [p. 227]

Nous arrivons au terme du texte, qui se conclue sur le caractère confus de l’œuvre , abscur à son auteur lui-même. L’article s’achève sur plusieurs points d’analyse littéraire :

La formule « comme il le dira plus tard » apparait souvent sous la plume de Dostoïevski : comme si un ajournement était nécessaire dans la chaos du présent, comme si le sens était renvoyé à un avenir plus organisé, plus lucide.

Un deuxième point : l’analyse du rythme du récit. Contraste saisissant entre une temporalité « hachée » (et Minkowski fait un parallèle avec les hachures de Van Gogh), avec une variété des événements qui s’entre-pénètrent plus qu’ils ne se succèdent, et une temporalité ralentie à l’extrême. Dans le premier cas, la structure « explosive » de la temporalité du récit a été mise en valeur par certains commentateurs (Minkowski cite Gide et Zweig). Je ne reproduirai pas ces longues citations extraites des différents ouvrages, mais la conclusion qu’en tire Mnk est que « [l]a forme littéraire… au cours de l’aura. » (p. 233).

Enfin, Minkowski s’arrête sur la question de l’ « expression ». Il est souvent question, dans les romans de Dostoïevski, des gestes, des mimiques, du ton de la voix employé,… ces éléments de détail, renvoyant à la thématique du sensoriel, mettent de nouveau en valeur la notion de « climat » qui donne sens aux actions des personnages. Minkowski donne la parole à Henri Ey, qui fait de l’épilepsie un caractère paradigmatique de l’œuvre dans son ensemble. [p. 234]

On peut voir ainsi que l’œuvre de Dstk ne relève pas du roman psychologique au sens d’une certaine psychologie classique. Il ressort davantage du « roman clinique », expression d’Eugène-Melchior de Voguë, qui recommande davantage sa lecture aux médecins et philosophes qu’aux littéraires.

On peut retenir plusieurs éléments importants :

Le rôle du climat, du cosmos.

Le caractère visionnaire.

La dimension de profondeur.

Sigmund FREUD, « Dostoïevski et le parricide » (1926)

Texte de Freud date de 1926, commande des éditeurs. Sa rédaction s’interrompt en raison de la nécessité de parler de l’analyse profane. A pris entre-temps connaissance d’un essai de 1923 consacré à la psychanalyse de Dstk, qui lui paraissait avoir dit l’essentiel. S’y remet donc avec réticence. première publication automne 1928. Il s’agissait d’une introduction à l’édition allemande d’un livre russe consacré à « la forme originaire des Frères Karamazov », raison pour laquelle Gallimard a choisi ce texte en prélude à l’édition Folio du roman… traduction par Pontalis depuis 1973. On peut ajouter que le texte a servi e préface à l’édition allemande de Dstk dirigé par Dimitri Merejkovski ; « Dostoïevski et la mort du père » dans le volume XVIII des Œuvres complètes de Freud. « Dstk et le parricide », trad. JB Pontalis ; c’est cette dernière traduction que je propose d’utiliser.

Le texte se caractérise par une très grande sévérité à son endroit. La thèse centrale est que Dstk a échoué dans son projet, à cause de sa névrose. Distingue quatre « aspects » de l’écrivain : l’écrivain, le moraliste, le pécheur et le névrosé. Il commence donc par énumérer rapidement les trois aspects, puis s’attarde sur les caractéristiques de sa névrose ; il commence par traiter l’épilepsie, qu’il estime être une fanfaronnade de Dostoïevski. Relève d’une structure hystérique ; distingue deux sortes d’épilepsie (p. 14) : éplispesie organique ou cérébrale et une épilepsie « affective » ; il estime que d relève probablement de la seconde, tout en émettant des doutes sur le témoignage sur son état, jugé lacunaire et contradictoire. je passe sur la analyses psychanalytiques (cf. titre de l’a’rticl).

Sur e moment d’extase contenu dans l’aura de l’attaque. [p. 20]

Eugène MINKOWSKI, Traité de psychopathologie (1966)

Dix pages du Traité de psychopathologie consacrées à l’épilepsie (p. 580-590 dans l’édition « Les Empêcheurs de penser en rond »), contenues dans le Livre III, chapitre I consacré à l’ « Analyse phénoméno-structurale ». Rappelons que l’ouvrage date de 1966 et qu’il est ainsi postérieur de dix ans à l’article. Rapidement, place dans l’économie de l’ouvrage, sans déflorer l’étude de ce dernier, qui donnera lieu à une intervention la session prochaine.

L’épilepsie représente en effet, comme l’indique le sous-titre de notre passage, un cas d’ « application de la notion de structure ». Il part des recherches de Françoise Minkowska, laquelle a réalisé une enquête généalogique sur un cas d’épilepsie sur plusieurs générations. Son article, dont le titre est mentionné en note, date de 1937. Après une définition liminaire de la notion de structure, il établit un compte-rendu de l’étude de Françoise Minkowska, dont se dégagent les lignes suivantes : [p. 582-583]

On retrouve dans cette analyse le caractère de religiosité évoqué concernant Dostoïevski. Ce caractère apparaît dans de nombreuses études à titre de phénomène secondaire relevant, selon les auteurs, du besoin d’interpréter le monde. Françoise Minkowska dépasse cette vision en estimant que la religiosité est intimement liée au trouble générateur de l’épilepsie ; c’est ce qui lui fait être en désaccord avec l’interprétation jaspersienne du cas Van Gogh. [p. 584-585]

Autrement dit : la religiosité est ici conçue comme critère de distinction, et apparaît à titre de phénomène élémentaire. Bien entendu, on prendra la religiosité dans le sens du lien établi avec le cosmique.

Qui dit épilepsie dit trouble organique, trouble nerveux. Pour Minkowska, la manifestation organique est secondaire, conséquence des phénomènes décrits. [p. 589].

L’article se conclut sur les bienfaits de la méthode généalogique employée qui a permis, en « recherchant l’essentiel », de dégager « les structures typiques sous-jacentes » (p. 589).

L’article s’achève sur la méthode structurale dont l’épilepsie, rappelons-le, a représenté un cas d’application.

- la structure de l’homme russe ; prolongements vs l’ethnopsychiatrie ; à ce titre la religiosité.

- la notion de climat, de cosmique ;