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CABESTAN P. (17/01/2015)

La notion d’empathie d’un point de vue phénoménologique

Séminaire de l’Ecole Française de Daseinsanalyse

Séance du 17 janvier 2015

(brouillon)

Philippe Cabestan

L’empathie a suscité un très grand nombre d’études au cours de ces vingt dernières années, que ce soit du point de vue des neurosciences avec la ‘’découverte’’ des neurones miroirs, du cognitivisme ou de la phénoménologie. Le terme même d’empathie, comme on le sait peut-être, apparaît il y a environ un peu plus d’une cinquantaine d’année, en 1960 tandis que le terme synonyme d’intropathie est pour sa part plus ancien puisqu’il a été construit à la fin du dix-neuvième siècle pour traduire la notion d’Einfühlung, terme forgé en 1873 par Robert Vischer et repris notamment par le philosophe allemand Theodor Lipps. Reste que la notion d’empathie ou d’intropathie est relativement récente. Est-ce à dire qu’on ait ignoré pendant des siècles le phénomène lui-même ? Il existe à vrai dire, dans l’histoire de la pensée occidentale, une passion fondamentale qui possède une parenté certaine avec elle et qui n’est autre que la pitié. C’est pourquoi, avant d’aborder l’empathie d’un point de vue phénoménologique, nous voudrions à titre introductif évoquer brièvement cette passion de l’âme. Nous analyserons ensuite, dans un deuxième temps, la notion husserlienne d’empathie, puis, dans un troisième temps, les notions corrélatives d’association et d’apprésentation. Enfin, dans un quatrième et cinquième temps, nous envisagerons la critique heideggérienne de cette notion ainsi que la possibilité d’une sympathie originaire.

1. La pitié ou la souffrance face à la souffrance d’autrui

            La pitié est en effet une notion aussi ancienne que la philosophie, qui tient dans l’anthropologie de Jean-Jacques Rousseau — nous laissons de côté ici Schopenhauer —une place décisive. Dans le second Discours ou Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau attribue à l’homme à l’état de nature deux dispositions affectives fondamentales (deux passions primitives) : l’amour de soi et la pitié. A ce propos, Rousseau écrit : « méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables »[1]. Or pourquoi répugnons-nous à voir souffrir tout être sensible et principalement nos semblables ? Tout simplement, selon Rousseau, parce que nous souffrons de la souffrance d’autrui, nous partageons sa souffrance, mieux : nous nous identifions, nous nous mettons à la place de celui qui souffre, de telle sorte que la pitié ou la commisération « sera d’autant plus énergique que l’animal spectateur s’identifiera plus intimement avec l’animal souffrant »[2].

            Cette notion de pitié est évidemment bien antérieure à Rousseau et elle est notamment au cœur de la Poétique d’Aristote. En effet, l’irréversible succession des malheurs qui s’abattent sur le héros tragique suscite chez le spectateur la crainte et la pitié[3]. Toutefois, dans le cas d’un spectacle tragique, la souffrance du héros tragique provoque chez le spectateur une souffrance qui est en même temps un plaisir[4]. Rousseau lui-même souligne cette étrange capacité des hommes, y compris des plus grands criminels, à partager la souffrance d’autrui lorsqu’ils sont au spectacle : « Tel est le pur mouvement de la Nature, antérieur à toute réflexion : telle est la force de la pitié naturelle, que les mœurs les plus dépravées ont encore peine à détruire, puisqu’on voit tous les jours dans nos spectacles s’attendrir et pleurer aux malheurs d’un infortuné, tel, qui, s’il était à la place du Tyran, aggraverait encore les tourments de son ennemi »[5].

            Il va de soi, cependant, que les concepts d’empathie et de pitié ne se confondent pas, ne serait-ce que parce la pitié se limite à la souffrance d’autrui. En outre, l’empathie que l’on défini couramment comme la capacité à se mettre à la place de l’autre, passe désormais pour un concept scientifique qui fait l’objet de nombreuses études expérimentales[6]. Dans cette perspective, on distingue dans l’empathie 1. le partage affectif (Affective sharing), 2. la compréhension de l’état affectif de l’autre (Empathic understanding), 3. Le souci du bien être d’autrui (Empathic concern), 4. La capacité d’imaginer ce que l’autre pense et éprouve (Cognitive empathy)[7]. Toutefois, contrairement à la psychologie qui présuppose l’ouverture du sujet à l’autre, c’est d’un point de vue proprement phénoménologique que nous voudrions ici aborder l’empathie au sens où elle est, pour Husserl, au fondement de toute relation intersubjective.

2. L’empathie dans les Méditations cartésiennes

Confronté à la nécessité de décrire la manière dont le sujet appréhende autrui en tant que alter ego, Husserl emprunte à Théodore Lipps la notion d’empathie (Einfühlung) afin de rendre compte de la possibilité même d’une relation intersubjective. A cette occasion la notion d’empathie fait l’objet d’une réélaboration particulièrement minutieuse, dont témoignent les très nombreux textes que lui consacre Husserl, à commencer par le texte canonique de la cinquième des Méditations cartésiennes, que nous allons ici privilégier.

            Ce texte, relativement bref, est issu d’une conférence prononcée à Paris, en 1929, dans le grand amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, et se compose de cinq méditations de longueur très inégales puisque la dernière, la cinquième méditation, est pour ainsi dire aussi longue que les trois premières réunis. Ceci est loin d’être un détail car cette cinquième méditation est précisément consacrée à la question de l’intersubjectivité et de l’empathie, et sa longueur atteste d’une certaine manière des difficultés que Husserl rencontre à expliciter notre expérience d’autrui[8]. Il faut en effet reconnaître que cette question se révèle particulièrement problématique pour une pensée qui s’énonce à la première personne du singulier et qui, dans les Méditations cartésiennes tout du moins, est centrée sur les vécus intentionnels du sujet. Il en résulte que cette pensée se heurte à la menace du solipsisme, c’est-à-dire à la difficulté de rendre compte de la relation du sujet aux autres qui, bien évidemment, ne sont « pas de simples représentations ni de simples objets représentés en moi »[9]. Il y a sur ce point une parenté manifeste — et du reste revendiquée — entre Husserl et Descartes qui, dans ses Méditations métaphysiques, se demandent si les hommes qu’ils voient passer dans la rue sont de vrais hommes et non pas des êtres artificiels « qui ne se remuent que par ressorts ». Ainsi, Husserl et Descartes se heurtent à une même question : comment échapper au solipsisme, à la solitude ontologique d’un sujet replié sur lui-même.

            Afin d’expliciter notre expérience d’autrui, Husserl part de l’idée que le monde dans lequel nous vivons n’est pas un monde privé mais un monde commun, un monde intersubjectif, que nous partageons avec les autres de telle sorte que ce que je vois depuis ma place c’est aussi ce que les autres voient, même s’ils le voient sous des aspects différents en raison de leurs places respectives. Dans ce monde commun, l’autre apparaît devant nous en chair et en os. Cependant — et la remarque est décisive pour bien saisir le statut de l’empathie chez Husserl —, « ce n’est pas l’autre je lui-même, ni ses vécus »[10] qui nous sont originairement donnés ou encore donnés en propre. En d’autres termes, lorsque je rencontre un autre homme, je n’ai pas directement accès à ce qu’il pense, perçoit, imagine, éprouve, ressent, etc. Du reste, si j’éprouvais ce que l’autre éprouve, si j’imaginais ce que l’autre imagine, alors nos flux de conscience se confondraient et nous ne ferions plus qu’un. Il s’ensuit que, eu égard à notre dualité ontologique, la manière dont nous visons autrui, ce qu’il vit ou éprouve ne peut être qu’indirecte. C’est pourquoi, afin de saisir en toute rigueur la manière dont autrui et ses vécus nous sont donnés, Husserl introduit l’idée que si autrui est bien présent en chair et en os, en revanche le flux de ses vécus est apprésenté, c’est-à-dire présents pour moi selon une modalité tout à fait spécifique. Par exemple, lorsque nous percevons un objet, le dos ou la face arrière de l’objet perçu n’est pas appréhendé originairement mais apprésenté, c’est-à-dire posé comme réel sans être pour autant perçu en tant que tel. De même, mutatis mutandis, lorsque nous rencontrons quelqu’un nous apprésentons ses vécus.

3. Association d’idées et apprésentation

            Si nous voulons approfondir cette première description de notre rapport à autrui, il faut se demander pourquoi et comment, lorsque un autre homme entre dans mon champ de perception, je lui attribue spontanément une vie psychique analogue à la mienne alors que celle-ci ne m’est pas donnée originairement.

La réponse à cette question se trouve, selon Husserl, dans une opération spécifique que nous accomplissons spontanément sans vraiment nous en rendre compte mais qu’il n’en est pas moins possible de décrire phénoménologiquement. En effet, la conscience que j’ai de moi-même en tant qu’être humain et la ressemblance entre le corps d’autrui et le mien fournissent le fondement ou le motif d’une transposition par analogie, qui me conduit à reconnaître dans autrui non pas un simple corps mais un corps animé d’une vie psychique comparable — et non pas identique — à la mienne. Comprenons bien qu’il ne s’agit pas d’un raisonnement par analogie ou d’une quelconque opération intellectuelle. Cette transposition ou transfert n’est en rien une opération logique. Il s’agit plutôt d’une opération du type de l’association d’idées dont les éléments s’appellent les uns les autres. Ainsi, lorsque je rencontre un autre homme, j’associe spontanément à son corps une vie psychique qui est alors apprésentée, c’est-à-dire posée comme présente sans être originairement saisie.

            Mais il va de soi que l’expérience d’autrui ne se réduit pas à lui reconnaître en général une vie psychique. Ce qui nous intéresse, c’est l’expérience d’autrui en tant qu’elle donne lieu à la saisie par le sujet de certains contenus psychiques déterminés. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl envisage tout d’abord la saisie ou l’appréhension par le sujet de ce que l’autre perçoit[11]. A cet égard, à partir de l’opposition entre le ici du sujet et le là-bas de l’autre, Husserl remarque que le sujet a la possibilité à partir de sa propre expérience et des changements de perspectives liés à ses propres déplacements de saisir, mieux : d’apprésenter (grâce à son imagination) ce que l’autre perçoit alors même qu’il n’est pas ici, à ma place, mais là-bas, c’est-à-dire là précisément où je ne suis pas. Il en va de même lorsque le sujet appréhende la main de l’autre comme une main en chair et en os à laquelle il associe, en raison de sa ressemblance avec la sienne, tout ce qui va avec le fait d’avoir une main et notamment les sensations tactiles qui sont les siennes et que le sujet peut obscurément imaginer tout en sachant qu’il ne pourra jamais éprouver véritablement ce que l’autre éprouve[12]. Enfin, c’est par une opération comparable que le sujet saisit la colère ou la joie d’autrui. L’empathie, en l’occurrence, repose sur la ressemblance entre le comportement extérieur du colérique ou de l’homme joyeux avec mon propre comportement lorsque je suis en colère ou joyeux dans des circonstances similaires, et cette ressemblance conduit à associer au comportement colérique de l’autre un certain type de vécus.

            Nous comprenons ainsi en gros comment, selon Husserl, le sujet fait l’expérience d’autrui. Afin de préciser toutefois cette description, il convient, d’une part, de bien distinguer les concepts psychologique et phénoménologique d’empathie. En effet, il s’agit avec Husserl non pas, à proprement parler, de se mettre à la place d’autrui afin de comprendre ce qu’il éprouve[13] mais d’un acte de transposition ou transfert par analogie qui permet de surmonter la séparation des consciences. Ainsi, ce que Husserl décrit n’est pas un acte psychologique parmi d’autres comme la pitié ou encore la sympathie mais l’opération qui est au fondement même de notre relation à autrui. D’autre part, il faut noter que cette présentation du rapport à autrui reste incomplète tant qu’elle n’envisage pas l’expérience que, de son côté, autrui fait simultanément du sujet. Comme le souligne un disciple de Husserl, Wilhelm Szilasi, la relation intersubjective enveloppe une double apprésentation qui est en même temps, du point de vue du contenu, une seule et même apprésentation[14]. En effet, il faut distinguer, d’une part, ce que le sujet apprésente et, d’autre part, ce que l’autre ou les autres apprésentent. Szilasi donne cet exemple : « Je suis co-présent à moi-même avec l’appréhension de professeur de philosophie qui fait un cours. Pour vous en tant qu’auditeurs, je suis présent de façon différente de ce que je le suis pour moi-même, mais je le suis cependant dans la même apprésentation, précisément en tant que celui qui fait un cours. Nous avons des façons différentes d’être présents, mais toujours accompagnées de la même apprésentation. Ce qui est appréhendé de façon identique, par vous, qui pour moi êtes des alter ego étrangers, et par moi, qui suis pour vous un alter ego étranger, est ce qui nous est commun ».

4. Existence, coexistence et compréhension originaire

Alors que les termes d’empathie ou d’intropathie suggèrent étymologiquement la possibilité pour le sujet de partager ce que l’autre éprouve, l’expérience d’autrui pour Husserl est marquée par l’irrémédiable séparation des consciences : si je puis en tournant autour d’une maison saisir en chair et en os la face arrière de cette maison, en revanche, il ne me sera jamais possible de saisir dans une présentation intuitive originaire ce que l’autre éprouve. L’expérience d’autrui (Fremderfahrung) ressortit à l’ordre des présentifications (Vergegenwärtigungen). En d’autres termes, si je puis compatir à la souffrance d’autrui, je ne puis à proprement parler la partager, et la souffrance qui est la mienne en tant que compatissant est nécessairement distincte de celle d’autrui[15]. De ce point de vue, au nom du caractère médiat de l’expérience d’autrui, Husserl se démarque nettement de la conception de l’empathie élaborée par Théodore Lipps et fondée sur l’idée d’une saisie immédiate et originaire de ce qu’éprouve autrui[16]. Or ne faut-il pas, d’une certaine manière donner raison à Lipps contre Husserl ?

La critique heideggérienne de la conception husserlienne de l’empathie trouve son point de départ décisif dans la conviction que l’être humain ou Dasein est un être qui existe nécessairement en compagnie d’autres Dasein au sein d’un seul et unique monde. De ce point de vue, tout Dasein est Mitsein. Autrement dit tout Dasein est un être qui existe avec (mit) d’autres Dasein. Or, dire que exister signifie co-exister, c’est précisément prendre le contrepied d’une pensée ‘’solitaire’’, guettée par le solipsisme, qui considère l’être humain indépendamment de ses semblables de telle sorte que se pose alors à elle l’insoluble question de savoir comment cet être séparé d’autrui, ce je ou cet ego cogito sans porte ni fenêtre, peut entrer en communication avec un autre ego ou alter ego. Tout à l’inverse, Heidegger part du fait que la solitude, quand bien même elle serait ardemment recherchée par le misanthrope, est un mode déficient de la coexistence, c’est-à-dire que la solitude est une possibilité pour le Dasein mais une possibilité qui doit être comprise à partir de son être avec les autres qui, dès lors, dans la solitude, font défaut et sont présents sur le mode de l’absence[17].

Ainsi, ce qui caractérise dans la quotidienneté la manière dont le Dasein se rapporte à l’autre, ce n’est pas tout d’abord la séparation, l’indifférence, l’incompréhension, mais bien plutôt un être-ensemble (Miteinandersein) fondé sur des préoccupations communes dans un monde commun. De ce point de vue, Heidegger rejette l’idée que l’autre serait un ‘’étranger’’, à la vie psychique duquel le sujet accéderait indirectement, comme si de prime abord chacun était muré en lui-même, encapsulé. Tout au contraire, de même que le Dasein en tant qu’être-au-monde a toujours déjà une compréhension du monde qui se dévoile à lui à travers ses différentes préoccupations, de même le Dasein, parce qu’il est originairement en relation avec les autres est, comme l’écrit Heidegger dans un autre texte, « ipso facto compréhension mutuelle »[18]. Sans doute, « La compréhension mutuelle se déploie-t-elle selon une familiarité et une intelligibilité variables ». Il n’en reste pas moins que la compréhension est première, originaire[19]. Nous comprenons ainsi que, pour Heidegger, cette manière indirecte de se rapporter à l’autre que décrit Husserl doit être ressaisi comme l’Ersatz ou le succédané d’une compréhension originaire qui serait comme étouffée[20]. En d’autres termes, la conception husserlienne de l’empathie n’est pas fausse. Simplement elle n’a pas la place que lui attribue Husserl car ce qui est premier c’est la co-existence et la compréhension mutuelle. Et c’est lorsque cette compréhension mutuelle fait défaut que le Dasein tente de saisir ce que l’autre éprouve en partant de sa propre expérience et comme si l’autre était son double[21].

On pourrait reprocher à Heidegger de se contenter de postuler ce qu’il faudrait monter précisément, à savoir comment le Dasein comprend effectivement l’autre. Toutefois on peut trouver chez Sartre une explicitation de cette compréhension originaire. En effet, Sartre comme Merleau-Ponty[22] s’opposent à la conception husserlienne de l’empathie, qui fonde la compréhension de l’intériorité d’autrui sur l’extériorité, comme si la vie psychique d’autrui était cachée derrière son corps, comme si, par exemple, les manifestations émotionnelles renvoyaient à une affection cachée et vécue par quelque psychisme. A rebours d’une telle conception, Sartre soutient que l’émotion d’autrui est comprise à même le corps d’autrui. Il écrit à ce propos : « ces froncements de sourcils, cette rougeur, ce bégaiement, ce léger tremblement des mains, ces regards en dessous qui semblent à la fois timides et menaçants n’expriment pas la colère, il sont la colère »[23]. Pour savoir que Pierre est en colère, nul besoin de deviner sa colère « intérieure » à partir de signes extérieurs. Il suffit de percevoir la manière dont se conduit Pierre. Sartre écrit à ce sujet et son propos vise naturellement Husserl : « Ainsi n’est-il pas nécessaire de recourir à l’habitude ou au raisonnement par analogie pour expliquer que nous comprenions les conduites expressives ; ces conduites se livrent originellement à la perception comme compréhensibles ; leur sens fait partie de leur être comme la couleur du papier fait partie de l’être du papier »[24]. En d’autres termes nul n’est besoin d’une théorie de l’empathie au sens husserlien du terme pour rendre compte de la compréhension originaire d’autrui.

5. Empathie et sympathie

Enfin, à partir de cette idée d’une ouverture et d’une compréhension originaire des autres, on peut s’interroger sur la possibilité d’une affectivité partagée. Nous pouvons de ce point de vue interroger, d’une part, l’œuvre de Marx Scheler (1874-1928) et, d’autre part, celle de Minkowski.

Dans son ouvrage de 1923, Nature et formes de la sympathie[25], Scheler s’interroge sur la sympathie, c’est-à-dire sur la possibilité pour le sujet de faire sien le sentiment d’autrui tout en ayant conscience qu’il s’agit du sentiment d’autrui. En d’autres termes, la sympathie me permet de partager réellement avec l’autre sa joie, sa tristesse, sa haine ou sa colère sans pour autant perdre le sens de la dualité des personnes. De ce point de vue, la sympathie n’est pas la contagion ou contamination (Ansteckung) qui se produit dans des phénomènes comme une panique collective où la distinction entre les autres et le sujet s’évanouit — phénomène à l’éclaircissement duquel s’attachent aussi bien Gustave Lebon que Freud dans Psychologie collective et analyse du moi en insistant sur les phénomènes sous-jacents d’identification[26]. Ce n’est pas davantage le sentiment de l’unité (Einsfühlung) par lequel je vis dans un autre en m’identifiant à lui, comme cela est peut-être le cas dans la relation de la mère et de son enfant. Mais la sympathie est sentiment partagé (Mitgefühl), alors que l’empathie (Einfühlung) telle que Husserl la décrit manque, selon Scheler, cette possibilité fondamentale de la sympathie.

De son côté, à rebours toujours d’une approche solipsiste de la vie affective, Minkowski tient la sympathie pour ce qu’il y a « de plus naturel, de plus ‘’humain’’ en nous »[27], au point de s’étonner qu’on puisse envisager la vie affective d’un individu indépendamment de celles des autres alors qu’elle est originairement un tout indivisible. Cette sympathie, précise Minkowski, ne doit pas être confondue avec les phénomènes de joie ou de tristesse collective que peuvent provoquer, par exemple, une victoire ou une défaite. En effet, dans ce dernier cas nous réagissons en tant que membre d’une collectivité, qui est intéressé par la défaite ou la victoire. Alors que la sympathie proprement dite, selon Minkowski, est un sentiment partagé de manière désintéressée. Elle est, écrit-il en 1933 dans Le Temps vécu, « ce don merveilleux que nous portons en nous de faire nôtre les joies et les peines de nos semblables, de nous en pénétrer entièrement, de nous sentir en parfaite communion, de ne faire qu’un avec eux »[28]. Tel est le cas lorsque je partage le deuil d’un ami[29]. C’est pourquoi il dénonce la manière dont la psychologie classique envisage la sympathie comme le résultat d’un processus en deux étapes, « l’une consistant à se rendre compte de la présence d’un sentiment chez l’un de nos semblables », à partir de jugement par analogie, « l’autre à y réagir par un sentiment adéquat ». Dans ce dernier cas, ce n’est plus un seul et sentiment qui est partagé et l’autre n’éprouve qu’un sentiment analogue. Il va de soi, enfin, que cette disposition fondamentale de l’être humain peut être profondément troublée dans certaines pathologies, comme c’est le cas dans la schizophrénie dont le véritable trouble essentiel, selon Minkowski, réside dans « la perte du contact vital avec la réalité »[30].

Conclusion

            Même si ces réflexions sur l’empathie husserlienne peuvent paraître bien éloignées de la clinique, elles ont en réalité nourri la réflexion de la psychiatrie phénoménologique. Ainsi, Ludwig Binswanger, dans son livre Mélancolie et manie, recourt au concept husserlien d’apprésentation pour décrire le comportement d’une patiente, Elsa Strauss, lors de l’une de ses phases maniaques. Cette patiente, au cours d’une promenade, passait devant une église où on célébrait un office religieux. Elle alla vers l’organiste et, pendant qu’il jouait, le félicita pour son jeu et le sollicita pour des leçons d’orgue[31]. Ce qui est ici frappant, c’est l’incapacité de cette malade à se mettre à la place d’autrui, en l’occurrence de l’organiste qu’elle dérange sans s’en rendre compte. La manie se caractérise ainsi par ce que Binswanger dénomme « une défaillance de l’apprésentation » et, par suite, par « l’impossibilité de la constitution d’un monde commun »[32]. En effet, cette patiente n’est pas en mesure d’apprésenter ce que l’organise apprésente tandis qu’il joue de l’orgue et que le reste de l’assistance à l’office religieux apprésente (Szilasi).

Sans doute Heidegger récuserait-il une telle interprétation de la conduite maniaque, dont le vocabulaire est très étroitement lié à une conception égologique de l’expérience d’autrui. Car, comme nous l’avons vu, au lieu de présupposer une conscience repliée sur elle-même et séparée d’autrui, il convient d’affirmer pour Heidegger la compréhension originaire d’autrui, quand bien même cette compréhension serait éminemment fragile et se heurterait à de multiples obstacles. Et il va de soi que cette compréhension ne doit pas être réduite à une opération purement intellectuelle. Comprendre autrui, c’est saisir à même la concentration de son visage tandis qu’il joue de l’orgue que ce n’est pas le moment de le déranger. Mieux : c’est partager la solennité de l’instant, se réjouir ou se désespérer avec lui, partager ses préoccupations ou s’en désintéresser, etc. De ce point de vue, on pourrait rapprocher Heidegger de Minkowski lorsque ce dernier développe l’idée d’une sympathie originaire qui est comme mise en échec dans la schizophrénie, et qu’il critique l’incompréhension de la psychologique classique pour la sympathie. Dès lors la véritable question n’est pas de comprendre la sympathie originaire qui nous lie aux autres mais bien plutôt l’indifférence du Dasein quotidien vis-à-vis des autres voire, dans les cas pathologiques, son absence totale de sympathie ou a-pathie.



OC III, p. 126.

oc, III, p. 155.

Aristote, Poétique, XXXXXXX

P. Ricœur, Temps et récit, 1, p. 102.

OC, III, p. 155. A propos de la pitié, il faudrait également rappeler l’importance que lui confère Schopenhauer qui la place au fondement de la morale. Car vouloir faire du bien à autrui, c’est essentiellement compatir à ses souffrances tenter de le soulager. Cette pitié s’étend à tout ce qui est vivant mais, à la différence de son interprétation par Rousseau, la pitié selon Schopenhauer, résulte non d’une confusion entre l’autre et nous-mêmes ou d’une identification mais de l’oubli de soi, de notre capacité à sortir véritablement de nous-mêmes pour éprouver la souffrance de l’autre. A. Schopenhauer, Le Fondement de la morale, trad. A. Burdeau, Paris Aubier Montaigne, Paris, 1978, p. 121 ; Marie-José Pernin, Schopenhauer. Le déchiffrement de l’énigme du monde, Paris, Bordas, 1992, p. 179. Cf. également, H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2011, p.14.

J. Decety, « L’Empathie est-elle une simulation mentale de la subjectivité d’autrui », L’Empathie, A. Berthoz et G. Jorland (éds.), Paris, O. Jacob, 204, p. 54.

J. Decety and A. Fotopoulou, (2015) “Why empathy has a beneficial impact on others in medicine: unifying theories”, Front. Behav. Neurosci.8:457.

MC, p.36.

MC, p. 137-138.

MC, §50.

MC, §53.

Husserl, Sur l’intersubjectivité, I., p. 57. MC, §54, p. 169.

A. Berthoz et G. Jorland, L’empathie, p. 148.

W. Szilasi, Introduction à la phénoménologie d’Edmond Husserl, p.113, Binswanger, Manie et mélancolie, p.79

Nous ne pouvons prendre ici en compte certaines analyses relativement différentes, publiées à titre posthume et qui distinguent entre une « eigentliche Einfühlung » et une « uneigentliche Einfühlung », cf. Iso Kern, « Fremderfahrung », ch.5, §2, Edmund Husserl, Darstellung seines Denkens, p. 153.

Comme l’écrit L. Perreau, « Pour Husserl, contre Lipps, les manifestations extérieures du corps de l’alter ego ne sauraient donner lieu à une ‘’introjection (Hineinfühlung)’’ par laquelle je reproduirais et revivrais les vécus éprouvés par l’ alter ego ». L. Perreau, Le monde social selon Husserl, p.77. Husserl aurait abandonné cette conception de l’empathie à partir de 1909. N. Depraz, Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995, p.145 et sq.

SZ, p. 163. C’est du reste ce dont prend conscience Robinson avant l’arrivée de Vendredi. M. Tournier, Vendredi ou les limbes du pacifique, Paris, Gallimard, XXX

On peut rapprocher cette interprétation heideggérienne de la compréhension de celle exposée par Jean-Paul Sartre dans l’EN, p. 385 et sq. ; Questions de méthode p.212 et sq.

Aussi Heidegger ajoute-t-il de manière tout à significative : « N’importe quel sauvage débarquant ici s’y retrouve lui aussi dans ce monde, même si ce dernier peut sans doute, dans des circonstances particulières, lui paraître radicalement étranger », M. Heidegger, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (1925), trad. A. Boutot, Paris, Gallimard, 2006, p.352.

SZ, p. 168.

SZ, p. 167.

E. Bimbenet, Après Merleau-Ponty, p. 221.

L’Être et le néant, op. cit., p. 387.

EN, p. 387, QM, p. 212.

M. Scheler, Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie émotionnelle, trad. M. Lefebvre, Paris, Payot, 1928.

G. Lebon, Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1921, S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi, Essais de psychanalyse, trad. A. Hesnard, Paris, Payot, 1973, p. 89, p.129-130.

TV, p.62.

TV, p.61

TV p.61-62.

Le temps vécu, p.254-256.

Binswanger, Manie et mélancolie, p. 80-81.

Ibid.