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TAGLIALATELA C. (22/3/2014)

 

Carla Taglialatela                                                                 Séminaire de Daseinsanalyse

                                                                                             ENS 22/03/2014

 

 

Identités de rôle et personnalités pathologiques : le Typus Melancholicus et la désinvolture

[i]

                                                    

                                                     « Dans la vie de tous les jours chacun peut jouer différents rôles mais jamais s’y absorber complètement, nous sommes en même temps chez nous-mêmes et chez autrui, ce que ne peut pas faire le mélancolique » B. Kimura, 1992

 

Avant-propos

La réflexion autour de la conscience de rôle appartient à la modernité. La notion de rôle, par contre, est un concept qui existe depuis que le fait anthropologique et social-même existe. Elle est inhérente au fait humain.

Dans une première partie nous analyserons la genèse et les origines du concept de rôle, dans une deuxième partie, nous montrerons comment chez certaines personnalités pathologiques cette appréhension et conduite de rôle est en défaut.

Qu’est-ce que c’est, donc, un rôle et à quoi sert-il ? Si nous pouvons, aujourd’hui, affirmer que le rôle est un médiateur anthropologique dans la relation qui se crée entre l’Individu et le monde et qui permet les échanges entre les individus et la société, c’est parce qu’une réflexion autour des rôles a déjà été faite. Il est important de mettre l’accent sur l’attitude que l’Individu peut avoir vis-à-vis des rôles. Dans la plus part des cas un rôle est assumé mais il peut aussi être assumé partiellement, être négligé, ignoré ou refusé.

Ici ce sont les défaillances de rôle qui nous intéressent. Nous allons voir que chez le sujet « vulnérable » à la mélancolie et chez le désinvolte, la relation générale à ces rôles échoue.

Relier la conscience de rôle aux personnalités pathologiques nous situe sur un plan qui n’est pas encore de l’ordre du pathologique proprement dit mais qui nous emmène sur un plan plus général, de l’ordre du patho-éducatif. Ce plan suppose de concevoir le champ social comme un champ de rôles. Cette réflexion permet de comprendre en même temps la conscience de rôle et les défaillances d’appréhension des rôles.

Genèse du concept de rôle.

Depuis qu’une réflexion autour du champ social a été faite, la notion de rôle a été le centre de plusieurs débats très chargés idéologiquement. L’importance du rôle a été par moments exaltée et élue au rang de clé de lecture anthropo-sociologique des mécanismes sociaux et des échanges intersubjectifs et par moments maltraitée, trop maltraitée par les théories qui voulaient voir le rôle comme un simple instrument de coercition ou de contrôle social.

Expliquer comment des individus, différents par leurs origines, caractères et genres, se comportent de la même façon quand ils occupent une position dans la structure sociale a emmené la sociologie à réfléchir sur le concept de rôle.

De notre côté, nous y portons un intérêt phénoménologique : c’est un outil qui permet de comprendre les crises d’adaptation de l’individu au champ social. En cela, le concept a une portée psychopathologique et patho-éducative.

Rappelons rapidement les étapes de l’analyse sociologique des rôles sociaux : tout d’abord il faut dire qu’aux Etats-Unis, on commençait à parler des rôles déjà à partir des années vingt du siècle dernier. En Europe, par contre, la réflexion autour des rôles est plus tardive, on en discutera seulement après la deuxième guerre mondiale et elle ne trouvera pas le même enthousiasme et la même ampleur qu’aux Etats Unis.

Parmi les théories les plus remarquables, nous citerons : 1) les théories de la coercition : « Homo sociologicus » (Dahrendorf) et l’ « Homme unidimensionnel» (Marcuse) ; 2) les théories normatives et interprétatives (Wilson et Simmel) ; 3) et les théories qui cadrent l’individu dans un rapport intersubjectif de réciprocité (donc vis-à-vis d’autrui et de l’institution).

Dans l’Allemagne de l’après-guerre, l’Homo sociologicus fait son apparition. Dahrendorf voit l’homme dans la société complètement privé de sa liberté ; la société sera donc un instrument coercitif pour le contrôle des masses : pour cela, le sujet obéit scrupuleusement à des règles. Cette théorie qui voit une opposition entre Individu (synonyme de liberté) et société (synonyme de coercition) est proche de celle de Marcuse : l’homme unidimensionnel. Pour ces théories, le rôle n’est qu’un masque qui prévaut sur l’Individu, la personne et produit clairement l’aliénation de l’Individu dans la structure sociale.

Inscrite dans cette même mentalité, il y a également une théorie qui voit dans la structure des rôles seulement un caractère normatif qui opère par la punition, la sanction : à travers la punition, la société contrôle la liberté individuelle, celui qui ne joue pas son rôle comme il se convient sera puni. Par contre, celui qui obéit au cahier de charges que son rôle demande sera récompensé ou, au moins, ne sera pas puni.

Le paradigme interprétatif, par contre, avec les trois a priori de Simmel : typisation, individualisation et assomption de position sociale, est déjà un pas en avant vers les théories de la réciprocité qui nous intéressent ici.

Aux Etats-Unis le scenario est diffèrent, en 1959 E. Goffman publie Mise en scène de la vie quotidienne[ii], c’est la deuxième génération de l’Ecole de Chicago.

Dans son œuvre, Goffman, parle de la société en utilisant la métaphore du théâtre où chaque acteur joue son rôle et c’est dans ce milieu-même que Ricœur[iii] emmènera sa réflexion sur l’identité humaine.

Pour Ricœur l’identité humaine est donnée de l’équilibre de l’identité idem et de l’identité ipse. L’identité idem, la memeté, est l’identité de rôle, l’identité ipse, l’ipseité, comme nous savons, est le pole du Soi, celui qui ne se perd jamais sauf dans les psychoses.

L’opposition conflictuelle entre les deux est donc dépassée. Etre en rôle veut à la fois dire prendre distance du rôle et s’engager dans le rôle, à travers un jeu « sérieux », qui, en conditions normales, ne vise pas à l’écrasement d’une modalité sur l’autre.

A vrai dire ces théories des rôles ne sont pas si modernes, la modernité n’a rien inventée par rapport aux rôles.

La conception de rôle, même si elle n’est pas formulée explicitement, est déjà présente dans le stoïcisme. C’est seulement chez Epictète que nous retrouvons des fragments mentionnant le mot rôle. Le mot, sinon l’idée, était déjà assimilée chez le Portique.

Dans la philosophie d’Epictète, l’idée que Dieu donne aux hommes des rôles à « endosser » et qu’il revient à chacun de bien « jouer » son rôle pour le bon déroulement de la « fête du monde » résonne comme écho des théories modernes du rôle et de la conscience de rôle.

Lisons Epictète : « Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l’auteur dramatique a voulu te donner : court, s’il est court ; long s’il est long. S’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle boiteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qu’il t’est donné ; mais le choisir appartient à un autre »[iv] Manuel, trad. M. Meunier, Paris, GF, 1964, p.213sq.

Dans ce passage, les idées que nous avons énoncées auparavant y sont presque toutes : le monde est une fête dont nous sommes spectateurs, mais nous en sommes aussi acteurs. Dieu nous a donné un rôle comme le maître donne à son disciple le thème à traiter et il revient à chacun de le jouer sans discuter.

L’acteur est donc la voix et le personnage, le masque et le costume. A l’époque, le fait de jouer masqué favorisait la dissociation de l’acteur et du personnage : « La seule chose qui compte pour l’acteur est sa voix, le reste ne relève que du personnage qu’il incarne dans la pièce. Le rôle que Dieu nous a attribué dans la vie n’est donc que ce costume. Et si nous passons d’un personnage de sénateur à un personnage mendiant, qu’importe puisque ce ne sont que des rôles et que nous sommes les acteurs. Si nous avons une belle voix, elle sera aussi bien mise en valeur dans le rôle du mendiant ». Epictète et la sagesse stoïcienne, J.Joel Duhot, Paris, 1996

En revenant aux théories des identités de rôle, nous pouvons affirmer que l’acteur avec sa voix serait le Moi de l’Individu et le personnage, son identité de rôle.

Les questions que déjà Epictète montrait dans ses lignes décrivant des petites scènes de la vie quotidienne, concernent aussi le fait de pouvoir arrêter le jeu quand il nous semble opportun de sortir de scène, et encore il formule l’idée d’autrui et de ses attentes, ainsi que le fait que les rôles sont interchangeables et que nous devons en garder une certaine distance.

Cette métaphore est reprise aussi plus tard par Caldéron de la Barca dans Le Grand théâtre du monde : pour Caldéron, si Dieu donne les rôles, il revient à chacun d’occuper son rôle ; appartient à l’homme la façon dont il assume son rôle. En synthétisant, comme écrit R. Ordono à propos de l’ouvrage de Caldéron : « Loin de scléroser les rapports sociaux, ils permettent de « civiliser » les conflits et les luttes, éléments essentiels et structurants de la société humaine. En eux réside la liberté créatrice de la personne qui ne se réduit pas au personnage. Jouer un rôle n’est pas se plier à un quelconque conformisme sociétal, mais réfléchir à la place que l’on veut se donner au sein de la compagnie des hommes [v]». Conscience de rôle dans le Grand théâtre du monde de Caldéron, R. Ordono, 2012.

Rôle et Conscience de rôle

Mais les questions : qu’est-ce qu’un rôle ? Quelle connaissance en avons-nous et comment nous y accédons et rapportons appartiennent à une réflexion anthropologique et à une véritable philosophie des rôles.

Le rôle est, comme nous l’avons vu, un médiateur anthropologique de notre habitation du monde et de la rencontre d’autrui. Nous sommes jetés aux rôles comme nous sommes jetés au monde. Dans les échanges intersubjectifs concrets, nous rencontrons toujours autrui dans son rôle. Il n’y a pas d’hors rôle possible.

Quelle connaissance avons-nous des rôles et comment l’acquérons-nous? Nous remarquons tout d’abord que nous avons le plus souvent un sens assez défini des rôles, de leurs contenus, de leurs limites. Si ce concept nous semble immédiatement évident, c’est parce que nous en avons une connaissance archaïque, nous apprenons les rôles depuis l’enfance.

Les premiers rôles auxquels nous avons à faire sont les rôles anthropologiques : ceux du lien parental, par exemple : nous sommes fils, frère ou sœur, mère etc. Mais ce n’est pas tout, comme nous montre Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte[vi], nous avons accès à l’idée de rôle aussi à travers les contes de fées. Ce sont alors les actants : nous aurions ainsi à faire avec la Figure de l’héros, du méchant, du bon, de l’arnaqueur, etc.

Malgré l’individu n’est pas réductible à son rôle. Chaque rencontre intersubjective, dans l’espace commun, est médiée par un rôle.

Le concept de rôle va plus loin, en un sens éthique, celui de l’attente d’autrui dans les rôles. Vis-à-vis d’autrui, le rôle défini une sorte d’obligation, une attente : cet autrui nous attend dans notre rôle, et également nous attendons autrui dans son rôle et c’est sur le fond de son attente de rôle que nous rencontrons autrui. On n’est pas loin du Souci heideggérien. Une préoccupation, un temps de préparation et d’accomplissement est nécessaire pour chaque rôle. Le sujet doit en élaborer le cahier de charges et en voir les contraintes.

Dans un discours anthropo-phénoménologique de la conscience de rôle, il y a l’idée qu’un rôle n’est pas quelque chose qui nous est donné et qui reste ainsi figée. Chaque rôle demande un travail de rôle, une interprétation de rôle. Chaque rôle doit être compris, élaboré, réinventé, cela d’autant plus que nous avons toujours la possibilité d’entrer et sortir du rôle, de l’assumer totalement ou partiellement, de le refuser, etc. On n’endosse pas un rôle comme s’il s’agissait d’un masque, il revient à l’individu de l’élaborer et de le réinventer.

Seulement un regard naïf pourrait penser qu’un rôle reste toujours identique, que le boulanger est, par exemple, toujours boulanger et boulanger pour toujours.

Si bien que la métaphore du théâtre nous fait penser aux rôles comme à un « jeu de rôles », il reste que ce jeu est un «jeu sérieux », nous verrons que le désinvolte ne prend pas en compte, par exemple, ce caractère sérieux du rôle.

La réflexion donc, sur l’appréhension des rôles, leur investissement et leur conduite réalise ce que nous appelons la conscience de rôle ou rôléité.

En résumant, une philosophie de la conscience de rôle dit que les rôles sont des organisateurs anthropologiques positifs, qu’ils ont la caractéristique d’être interchangeables et réciproques, et qu’il revient à chacun de les réfléchir et de les réinventer pour qu’ils ne se réduisent pas simplement à l’énonciation et à l’observance servile d’un « je dois ».

La question de l’identité reste à la base de tout discours autour des rôles. Tout d’abord nous considérons la philosophie ricœurienne de l’identité, ensuite c’est à travers la pensée de Alfred Kraus que nous pouvons réfléchir sur les défaillances de rôle chez le sujet mélancolique et chez le désinvolte.

Endosser un rôle, l’assumer et le réussir implique une participation de l’identité individuelle toute entière. Alfred Kraus, dans son analyse fera la distinction entre Ich identitat (l’identité égoique) et Rollen Identitat (l’identité de rôle), en montrant que chez le sujet mélancolique, par exemple, l’identité de rôle écrase l’identité individuelle, le sujet ne prend pas distance du rôle et s’y identifie totalement de façon rigide.

On peut penser à la description que Sartre fait du garçon de café dans ses mouvements « stéréotypés et redondants » :

                           «Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule [...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il? Il ne faut pas lobserver longtemps pour sen rendre compte: il joue àêtre garçon de café.»Sartre, Etre et Néant.

Dans cette observance presque « religieuse » du rôle, Sartre y voit de la mauvaise foi : le garçon de café mentirait à soi-même sur ce qu’il est vraiment.

Identité de rôle, désinvolture et Typus Melancholicus

Voyons maintenant comment l’appréhension et la conduite des rôles anthropologiques et sociaux s’avère problématique chez certaines personnalités. Il va nous permettre de revenir à la pensée de H. Tellenbach dans l’opposition entre le Typus Melancolicus, sujet particulièrement « vulnérable » à la mélancolie et le désinvolte, cela à la lumière des travaux complémentaires H. Tellenbach et Alfred Kraus[vii].

Qui est donc le désinvolte ? Le désinvolte est le « lièvre » de la fable de La Fontaine, il est celui qui n’accorde pas le temps nécessaire à la préparation du pari, il sous-estime la tâche, lui, qui n’a que ces quatre pas à faire, se moquera des efforts et du temps que son adversaire, la tortue, accorde à la préparation de la compétition. Le final est connu à tous, le lièvre perdra son pari.

Il est finalement le contraire du Typus Melancholicus.

Bien que la désinvolture puisse apparaitre un sujet banal, elle s’avère problématique dans un discours concernant la conscience de rôle et les échanges intersubjectifs.

Il va de soi que nous tous à un moment donné pouvons faire preuve de désinvolture sans que cela implique des conséquences importantes. Une désinvolture momentanée provoque souvent le rire mais une désinvolture qui devient une modalité de l’agir-dans-toutes-circonstances provoque dérision et désordre.

En étant donnée la pluralité de significations du mot désinvolte et la presque totale univocité de sens que l’on donne à cette attitude, il nous semble nécessaire d’éclaircir ici le fait que quand nous qualifions la désinvolture « sympathique » nous la plaçons souvent déjà dans un contexte social mais une désinvolture qui résulte sympathique est une désinvolture qui ne « dérange pas », elle est strictement placée du côté « maitrise » : un danseur qui danse avec une certaine maitrise peut montrer des aspects qui semblent sympathiques. Il « déroule » son « rôle » avec aisance et flexibilité. Un chirurgien, par exemple, qui pendant une opération parle à ses collègues du dernier restaurant qu’il a visité, a en sa possession une certaine maitrise du métier qui lui permet de prendre la juste distance du rôle tout en le jouant sérieusement.

Le mot désinvolte, quelle qu’elle soit sa traduction dans les différentes langues, apporte toujours une connotation d’insouciance, en fait la traduction qui nous semble plus pertinente ici est celle de l’allemand. En allemand désinvolte se traduit par Sorglos, de Sorge, la Cura, le souci, et los, sans, le désinvolte est alors le sans souci, l’insouciant.

Imaginons-le, il est cette personnalité qui prend les choses à la légère, celui qui sur-vole, qui passe dessus de façons cavalière.

Le désinvolte « débarque » dans les situations avec cette insouciance printanière qui le caractérise. Son vocabulaire est constellé de phrases comme : « Ce n’est pas grave ! On verra ça plus tard, il y a le temps ! Si je suis en retard c’est parce que je n’ai pas entendu mon réveil ! etc. ».

C’est vis-à-vis du rôle qu’il occupe que cette attitude peut s’avérer problématique parce que, comme on l’a dit, nous sommes toujours en rôle et nous sommes là où on nous attend dans notre rôle. C’est vis-à-vis des attentes d’autrui que cette désinvolture est problématique. Souvent le désinvolte échoue dans son rôle, car il l’investit partiellement, il rend la tâche floue en sur jouant avec les ambiguïtés et en se débarrassant des contraintes.

Il y a quelque chose chez lui qui évoque l’immaturité mais, à différence de l’immature, qui ne voit pas du tout le rôle qu’il lui revient d’assumer (ses phrases sont remplies de : « Je ne savais pas ! On ne me l’a pas dit ! » dans un langage familier il sera le cruche, le nouille etc.) et il le verra quand sera trop tard, le désinvolte voit le rôle mais il ne le voit que partiellement, il en occulte une partie, il le prend à la légère. Plus que de se mettre « en situation », le désinvolte flotte au dessus de la situation.

Son discours contient des supposés d’ordre providentiels : les choses s’arrangeront toutes seules, tout s’accomplira comme par miracle, sa temporalité est une temporalité du Hic et nunc ! Le futur, s’il y pense, n’est pas son souci, sa temporalité est la temporalité du moment, le reste appartient à la « Providence », nous sommes bien loin de ce temps de « damnation » mélancolique !

On peut penser que la temporalité désinvolte manque du kairos, du moment opportun. Il pense que les situations sont re-jouables à l’infini, il néglige le caractère d’urgence que le rôle demande.

Finalement nous pouvons résumer les caractères du désinvolte en compossibilité, sentiment d’exceptionnalité de soi et optimisme ludique.

Compossibilité : chez le désinvolte il y a un sentiment du possible trop marqué, rien ne fait contrainte interne, tous les rôles peuvent être gérés au même temps et c’est pour cela qu’il peut survoler sur les choses, il peut passer dessus de façons cavalière, le désinvolte n’exclut jamais, il entasse les projets.

Evidemment ce qu’il ne voit pas est le fait qu’il est impossible d’assumer toutes les identités en jeux au même temps sans en restreindre le cahier de charge. Le floutage est aussi expliqué par ce sentiment de compossibilité, cette espèce d’ivresse maniaque du tout possible.

Le déséquilibre identitaire qui se produit ici penche du coté de son identité égoique : le désinvolte en fait se caractérise aussi pour ce sentiment d’exceptionnalité de soi.

Autrui ne l’attend pas dans son rôle mais il pense d’être attendu pour ce qu’il est, c’est le Moi sujet qui domine chez le désinvolte.

Il se pense exceptionnel : Il ne renonce pas à son originalité, en étant exceptionnel, il fait exception, voilà pourquoi il transgresse inévitablement. Le rôle qu’il doit assumer et qu’il veut montrer est un rôle grandiose, avec cette attitude il écrasera autrui, il le relèguera en bas.

Encore, ce que le désinvolte ne veut pas voir est le sérieux que le rôle, mais aussi l’existence toute entière, demandent.

Optimisme ludique : Pour certains aspects la désinvolture rentre dans le cadre figural de l’hystérie avec ses poses, son besoin de centralité et grandeur. Pour le désinvolte chaque rôle peut être rejoué à l’infini, il ne voit pas, il offusque, il n’accorde pas au rôle le temps de préparation nécessaire, il n’anticipe pas, au contraire il retarde, il pousse plus loin, il remet ça à plus tard.

Complice du caractère ambigu du rôle et de l’existence, il sur-joue avec cette ambivalence. Cette ambivalence est l’occasion qui se donne au désinvolte pour « flotter » d’un coté et de l’autre sans se situer.

Il a des caractères qui s’approchent de la personnalité du Mondain. Il dit de ne pas avoir le temps de s’occuper de choses banales et les contraintes les délègue aux autres. Il est souvent vantard : il fréquente « des gens exceptionnelles » comme lui, il participe, en passant, à cette fête du monde qui, malheureusement, le verra solitaire ensuite, quand il aura échoué dans son rôle.

Au nom de l’autonomie que le désinvolte semble vouloir toujours souligner, on peut penser que finalement la conception du système de rôles est ressentie par lui comme une obligation tout court, une obligation qui pourrait l’étouffer s’il ne l’organise pas à sa manière originale et personnelle.

Le Typus Melancholicus : le cas Jonas

Le Typus Melancholicus fait le contraire.

Giovanni Stanghellini et Jérôme Englebert,[viii] ont dernièrement travaillé à un article en cours de publication dans la revue Encéphale Typus Melancholicus et mélancolie : Synthèse théorique à partir d’un cas clinique.

Il s’agit d’un cas décrivant soit la configuration anthropologique Typus Mélancholicus que le déclanchement de la véritable mélancolie, c’est le cas Jonas.

A travers le cas Jonas Englebert et Stanghellini ont discuté de l’existence mélancolique et de ses rapports à l’identité.

Stanghellini avait déjà défini le Typus Melancholicus comme une série de caractères ou dispositions qui rendent l’individu vulnérable à la mélancolie, ensuite il définira le TM comme une configuration anthropologique. C’est aussi à partir des réflexions de Kraus sur l’identité qu’ils meuvent leur analyse.

Chez Jonas, ils ont retrouvées les quatre dispositions qui caractérisent le TM, c’est-à-dire les deux premières déjà vues par Tellenbach : le besoin d’ordre et le caractère consciencieux et les autres deux vues par Kraus : l’hyper/hétéronomie et l’intolérance à l’ambiguïté.

Ils présentent Jonas ainsi : « Jonas a 64 ans. Nous le rencontrons en prison après qu’il ait tiré un coup de feu en direction de policiers sur le devant de sa maison. De petite taille et athlétique, il présente un visage que nous qualifierions de profondément vide. La première phrase qu’il prononce est : « C’est parce que ma maman est … est … morte ». Après ces quelques mots « programmes », il s’écroule et pleure avec retenue. Cela fait trois semaines que sa mère est décédée à l’âge de 94 et cet épisode conduit Jonas à prononcer cette étonnante phrase identitaire : « Je suis orphelin ». Son état d’esprit, transmis dans une remarquable lucidité, se résume à travers cette proposition : « Je suis tellement triste que j’en arrive à ne plus rien ressentir. Je me sens vide, sans pensée, comme si je ne pouvais plus penser. Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté de venir vous voir, il n’y a rien à faire pour moi. Je suis un cas perdu ». Lorsque nous lui demandons ce qu’il ressent, quelles sont ses sensations, ses sentiments, il répond : « Je ressens que je ne ressens rien. J’ai l’impression que je ne suis plus moi, je suis perdu ».

Jonas est marié depuis 30 ans et a un fils de 20 ans.

Il estime avoir avec son fils des très bons rapports : « tels que père et fils doivent en avoir », il dit. Il travaille depuis toujours dans la même entreprise et accompli son travail avec méticulosité et conscience au point que son entourage pense de lui qu’il est « Bon et toujours là pour aider ».

Sa mère Germanie décède à l’âge de 94 ans, depuis ce moment-là la vie de Jonas et de sa famille basculent.

Avec sa femme et son fils ils habitaient une maison proche de celle de Germanie.

Jonas allait voir sa mère tous les jours, il l’assistait, il ne laissait pas sa mère sans surveillance pour plus de trois heures et quand il ne pouvait pas y aller il demandait à sa femme de le faire. On pourrait penser que sa mère était malade et avait besoin de soins particuliers, mais ce n’était pas le cas.

Jonas avait toujours accordé une importance particulière à ce que les autres attendaient de lui, il prétendait que sa femme et son fils fassent la même chose : « Il peut nous détailler avec grande précision (nous donnant l’impression d’y avoir déjà longuement réfléchi) la qualité de la relation qui est attendue entre un père et son fils, un chef d’équipe et ses collègues, etc. Pour Jonas, les relations interpersonnelles trouvent leur harmonie dans le maintien d’une hiérarchie des rôles sociaux. Il considère, sans doute à juste titre, qu’un univers aussi ordonné et prévisible permet d’éviter les conflits et limite les pertes de temps consacrées à régler les difficultés inhérentes aux échanges sociaux : « quand chacun sait ce qu’il a à faire, on ne perd pas de temps ; c’est ma devise tant au travail qu’à la maison ».

Si Tellenbach a défini le caractère consciencieux comme une nécessité pour prévenir le sentiment de culpabilité et le risque de faute, Stanghellini et Englebert, y ont retrouvé encore une fois Jonas.

Cette sollicitude dévouée que Jonas a vis-à-vis des autres et surtout vis-à-vis de Germanie n’est pas faite seulement par amour mais surtout pour qu’il accomplisse son devoir, dans ce cas son rôle de fils, père etc., pour que personne puisse lui reprocher quelque chose, pour effacer un quelconque sentiment de dette et culpabilité, il dit : « la vie est aussi une question de devoirs, je suis plus attentif à ce que je dois faire qu’à ce que je peux faire ».

En suivant plus loin la ligne de Kraus l’hypernomie indique cette tendance extrême à se conformer à la règle, à la respecter de façon rigide et l’hétéronomie indique une réceptivité exagérée aux normes externes, la volonté du sujet compte peu ou rien. L’hétéronomie et l’hypernomie dans le cas Jonas ont eu raison de l’autonomie.

Jonas ne respecte pas seulement les « règles » que son rôle lui impose mais il croit devoir respecter aussi la volonté de ceux qui étaient ses grands-parents par exemple.

Mais il faut dire que ces normes, surtout les normes de conduite de rôle ne sont écrites à nulle part, il s’agit de son ressenti personnel, ces normes, les attentes c’est lui-même qui les donne. La sociologue britannique Margaret Archer, par exemple, dira à propos du rapport de rôle professeur/élève: « Même pas une seule fois, dans ces clauses de mon contrat universitaire qui sont écrites en caractères minuscules, est spécifié si j’ai le droit ou pas d’offrir un drink à mes élèves ou de leur parler de mes opinions politiques ».

Le nombre de visites que Jonas recevait en prison était impressionnant, tout le monde se rappelait de lui comme quelqu’un d’attentionné et consciencieux, toujours disponible pour les autres.

Jonas ne tolérait pas non plus l’ambigüité présente dans un objet, une personne ou une situation, il dira : « pour moi, les gens sont soit bons, soit mauvais. Si quelqu’un me déçoit une fois, je ne veux plus jamais en entendre parler ». Il ne parvenait pas à voir la personne au-delà de son rôle, c’est ce que Stanghellini[ix] et Englebert[x] appellent « idioagnosie ».

Une fois sa mère décédé, dans un premier temps, Jonas continuait à aller chez elle comme il faisait avant, en perdant sa mère il avait perdu son identité car son identité était constituée seulement par cette identité de rôle dont il était dépendant.

Ensuite Jonas commença à boire, il buvait des quantités de vin énormes, il commença également à prendre les médicaments que sa mère prenait et un jour il écrivit une partie de son testament. Quand son fils trouva ce testament décida de partir de la maison. Catherine, sa mère prévint Jonas du départ de son fils, ils commencèrent à se disputer jusqu’au moment où les policiers, appelés par Catherine, arrivèrent. Jonas prit alors son fusil de chasse et tira sur eux.

Le Jonas qu’on retrouvera sera une personne complètement changée. Dans sa cellule il ne devait se préoccuper de rien, finalement il n’était plus personne : « Il est en prison, mais cela ne semble pas le préoccuper. Lui qui était si attentif au jugement que les autres pouvaient porter à son égard ne semble plus tracassé par cet aspect. Lui qui était si actif, ne fait plus rien. Il nous dira un jour : « Je ne peux même pas dire que, quand je suis dans ma cellule, "j’attends", en fait je ne fais rien ». Il n’est plus préoccupé par rien : « ça m’importe peu d’être en prison, en fait, depuis ce jour [il ne parvient pas à dire qu’il s’agit du décès de sa mère] plus rien n’a d’importance. Je suis vide ».

Toute sa vie était réglée sur l’horloge maternelle, une fois cette « course au secours » arrêtée la mélancolie se déclencha. Jonas se sentait « vide », il avait perdu son identité, il n’était plus rien.

Conclusions

Regarder le désinvolte de plus près, à travers l’analyse du Typus Melancholicus, nous a permis de penser que la problématique soit une problématique d’ordre identitaire.

Il y a chez l’un et chez l’autre un déséquilibre identitaire. Chez l’un c’est le pôle de l’identité de rôle qui fait défaut et chez l’autre c’est le pôle de l’identité égoique.

En suivant Stanghellini et Englebert résulte que la mélancolie aussi peut être un trouble de l’identité à la base. Mais ce n’est pas seulement ça, Jonas, dans sa cellule semble revivre ce que les moins du Moyen Age vivaient, son existence fait désormais penser à ce fameux Démon de Midi dont parle Agamben dans son texte Stanze[xi], c’est l’acédie. Sa temporalité est une temporalité de damnation qui rappelle, comme le dit Mario Rossi Monti, la temporalité de l’Enfer dantesque, son discours est damné, il était une fois et il ne sera jamais plus. Il sera damné à jamais.

Son existence est désormais une existence vouée à l’expiation, son thème c’est la culpabilité et la faute.

On a demandé à Jonas depuis combien de temps et pour combien de temps il avait été si attentif aux exigences d’autrui, depuis combien de temps il respectait des normes avec un tel zèle et sollicitude, il avait répondu : « Depuis le décès de mon père », sa femme affirmera que le père de Jonas était mort avant sa naissance.

Ces caractères étaient présent chez lui depuis toujours, il s’était dans le temps identifié aux attentes des autres, son identité de rôle avait saturé son identité personnelle, il n’y avait plus aucun espace pour la libre réflexion.

Et ce n’est pas tout, Jonas n’avait jamais pensé, il n’avait jamais anticipé le fait que sa mère, malgré ses 94 ans, un jour ou l’autre serait morte. Et quand on lui avait fait remarquer que sa mère était âgée de 94 ans et n’était pas malade il avait répondu : « ces foutus médecins, ils n’en savaient rien…Elle n’était pas malade mais elle a bien fini pour mourir ! », il avait désormais perdu son « rythme maternel », son existence ne lui parlait plus et le suicide devint sa seule pensée régulière.

Comme le dirait Maldiney c’est l’existence qui est en question dans la mélancolie.

La désinvolture reste néanmoins autre chose, ce caractère qui fait penser par moment à une « bouffée maniaque » ne semble pas mettre en péril l’identité en soi, au moins à un premier regard, mais elle s’avère très problématique car elle viole presque toujours autrui sans le savoir, mais le désinvolte, s’il est sur d’une chose, c’est le fait qu’il ne perdra pas son Soi.



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