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DASTUR F. (22/01/2011)

SEMINAIRE DE DASEINSANALYSE

 

SEANCE DU 22 JANVIER 2011

 

Françoise Dastur

 

EXISTENCE ET SINGULARITE

AUTOUR DU CONCEPT DE L’ANGOISSE DE KIERKEGAARD

 

L’idée maîtresse de Kierkegaard, telle qu’elle est exposée dans Le concept de l’angoisse, livre  qu’il publie en 1844 sous le pseudonyme de Virgilius Haufniensis, le « veilleur du port de Copenhague », c’est que la découverte de l’existence comme subjectivité libre passe par l’angoisse, elle-même liée au péché, à travers lequel seul Dieu se révèle. L’angoisse : Angst (c’est le même mot en danois et en allemand, et il renvoie au mot eng, étroit, dont l’équivalent latin est angustus, qui a le même sens, et dérive du verbe ango, serrer, étrangler, qu’on retrouve dans angine et angor), est donc ce qui par excellence individualise. On trouve la même idée chez Heidegger, qui à cet égard s’inspire largement de Kierkegaard dans Etre et temps. Je me propose donc ici, à travers une lecture non seulement du Concept de l’angoisse, mais aussi de certaines des autres œuvres de Kierkegaard, de préciser le sens que ce dernier donne aux notions d’existence et de singularité et de montrer qu’on les retrouve, quoique profondément transformées, chez Heidegger.

La notion d’existence est devenue une notion clé de la philosophie avec l’apparition dans les années 1930 du néologisme « existentialisme », que Jean-Paul Sartre, après quelques hésitations, a fini par reprendre à son compte, en particulier dans sa fameuse conférence de 1946, « L’existentialisme est un humanisme ». Mais elle était déjà apparue au cours du siècle précédent, avec Schelling, qui a mis l’accent sur la dimension extatique de l’existence, mot qui signifie littéralement être posé hors de soi. Par cette notion, Schelling s’opposait déjà à Hegel, en soulignant la nature extra-logique de l’existence, mais il n’employait pas ce terme pour désigner une dimension fondamentale de l’être humain, il l’appliquait au contraire à Dieu, qui pour lui ne se contente pas d’être, à titre de fondement premier, mais existe, au sens où il lui faut procéder hors de soi-même pour accomplir son essence, de sorte qu’il faut considérer la création comme une auto-révélation de Dieu et non pas comme la fabrication du grand ouvrier, comme on le pense habituellement et donc faussement, en assimilant l’acte créateur à l’art humain[1].

Kierkegaard, qui a suivi les leçons de Schelling à Berlin en 1841-42 s’en souviendra. Car c’est au moyen de cette notion qu’il engagera lui aussi la lutte contre le système hégélien. C’est en effet Kierkegaard qui a le premier employé le terme d’existence dans son sens moderne. Et le Hegel auquel il s’oppose par là, c’est le penseur du système, celui qui voit une logique à l’œuvre dans l’histoire, et qui subordonne la vie des individus au développement rationnel de ce processus global qu’il nomme histoire universelle. Contre Hegel, Kierkegaard veut affirmer le droit des individus, il veut montrer que l’individu ne peut pas résoudre par le seul usage de sa raison les contradictions dans lesquelles il se trouve pris. L’objection de Kierkegaard à Hegel, qui consonne d’une certaine manière avec celle que lui oppose à la même époque Marx, consiste à rappeler le philosophe, qui a tendance à regarder de haut les affaires humaines, à sa situation mondaine et historique indépassable.

On trouve certes chez le jeune Hegel, l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit l’idée que l’homme n’est pas d’emblée dans l’universel, mais qu’il ne peut au contraire y accéder qu’au travers de toute une série d’étapes au cours desquelles il lui faut se dépouiller de sa finitude et de sa particularité. Il n’y parvient en effet qu’à travers l’inquiétude et l’angoisse, ce qui le distingue radicalement de l’animal. Car seul l’animal peut se satisfaire de la vie et chercher son salut dans la reproduction. L’homme, lui, a le désir de l’universel, et c’est ce qui fait de lui une « conscience malheureuse ». C’est là en effet le thème fondamental de la Phénoménologie de l’esprit : la conscience est, dès qu’elle apparaît, déchirée entre la particularité de l’être vivant dont elle est la conscience et qu’elle sait n’être qu’un néant, puisqu’il s’agit de la vie finie et mortelle d’un être particulier, et l’universel auquel elle aspire. Elle éprouve donc de manière tragique sa finitude et ne trouvera l’apaisement qu’au terme de tout un parcours historique, dans ce que Hegel nomme le « savoir absolu » qui est le moment de son accès à l’universel, en même temps que de sa mort comme conscience d’un être particulier.

On voit ici que Hegel pense la vie humaine à partir des deux concepts de particularité et d’universalité, lesquels ont en réalité une origine théologique puisque leur opposition recouvre celle de l’homme et de Dieu. Les premiers écrits de Hegel, à sa sortie du Stift, du séminaire protestant de Tübingen, sont en effet consacrés à la description du malheur de la conscience, à travers l’opposition qu’il établit entre l’hellénisme, le judaïsme et le christianisme. Le peuple grec, considéré comme l’enfance de l’esprit, demeure au sein de la vie, dans l’harmonie qui s’est établie dans le cadre de la polis, de la cité, entre le divin et l’humain, mais il ne connaît pas la profondeur de la subjectivité, du fait que la sphère privée et la sphère publique ne se distinguent pas encore. C’est donc le moment où l’être humain n’a pas encore pris conscience de son malheur. Le peuple juif en revanche est le premier à penser la vie dans sa totalité et à s’élever à l’idée d’un absolu, d’une totalité qui n’a de liens avec rien d’autre, selon le sens même de ce terme, et c’est cet absolu qu’il pense sous la figure d’un Dieu unique et transcendant. Il est donc le peuple malheureux de l’histoire, car il incarne la conscience de la séparation entre l’homme et Dieu, entre le particulier et l’universel. Selon Hegel, cette séparation ne trouve sa solution que dans la théorie chrétienne de l’incarnation, qui est la conscience, dans le Christ, de l’unité du particulier (de l’humain) et de l’universel (le divin). C’est le christianisme et lui seul qui permet de donner à la particularité, à l’existence singulière, sa valeur infinie. Le christianisme constitue donc pour Hegel le moment de la réconciliation entre le particulier et l’universel, l’humain et le divin, une réconciliation qui exige la médiation d’un moyen terme, le prêtre, et l’institution de l’Église, dans laquelle le philosophe voit la préfiguration de la raison moderne[2]. Mais l’existence individuelle, l’existence singulière, doit se nier elle-même complètement afin d’aboutir à ce soi universel qu’est l’esprit, qu’il faut penser sur le modèle de l’idée chrétienne d’Esprit saint, le christianisme étant compris par Hegel comme ce qui structure de manière fondamentale le processus historique de la modernité.

Or c’est précisément cette conception de l’existence singulière que Kierkegaard entreprend de réfuter. Hegel en effet pense le singulier, qui est la venue au jour de l’universel dans le particulier, de manière dialectique comme aboli et conservé à la fois dans l’universel. Le singulier est donc pensé à partir de l’universel, et l’individu n’est considéré que comme un représentant de l’espèce humaine et non pas en tant que tel. C’est ce qui va conduire Kierkegaard à affirmer qu’il y a en réalité une opposition fondamentale entre le christianisme et le hégélianisme, car Hegel fait du christianisme une figure de la raison, et par là il détruit la foi, la croyance, qui ne peut nullement être expliquée rationnellement. Hegel qui veut prouver le caractère absolu du christianisme ne parvient en réalité qu’à le nier et à le relativiser. Cette revendication du droit à la croyance, à la foi, c’est pour Kierkegaard la protestation de l’individu contre son asservissement à l’espèce, la protestation du réel contre son asservissement au rationnel. Car pour Hegel, c’est l’espèce humaine qui est rachetée par le divin, alors que pour Kierkegaard, c’est l’individu. L’existence, l’être singulier, ne se laisse pas penser de manière rationnelle.

Il faut cependant reconnaître que Kierkegaard, qui a d’abord été fasciné par la pensée hégélienne avant d’en entreprendre la critique la plus dirimante, conserve du hégélianisme l’idée essentielle selon laquelle c’est dans le christianisme que la subjectivité peut se développer et trouver sa plus grande profondeur. Mais la subjectivité ne peut pas se fondre dans l’universel, comme le veut Hegel, car la singularité de l’existence individuelle ne peut être résorbée dans un absolu dont elle demeure séparée par un abîme. Avec Kierkegaard en effet, Dieu redevient transcendant. On peut à cet égard voir dans Kierkegaard une nouvelle figure de la conscience malheureuse, pour laquelle cette figure de l’absolu qu’est le Dieu transcendant ne peut jamais être pleinement présent. Pour Kierkegaard, le  christianisme n’est pas la figure fondamentale de la raison, mais un mode d’existence, une détermination existentielle

La notion d’existence chez Kierkegaard se caractérise par le refus de voir en l’homme une réalité susceptible d’être définie. Il y a en effet une lutte à mort qui s’engage entre la pensée abstraite et l’existence, car il faut laisser de côté tout ce qui appartient à l’homme en général, tout ce qui permet de le réduire à un objet pensable, afin de le considérer comme subjectivité pure. On ne peut jeter un regard extérieur sur l’existence sans la détruire, et parler de l’homme comme d’un être qui est à la fois corps et esprit, c’est encore une manière de nier ce qui fait l’existence humaine, à savoir la subjectivité libre. Car être une existence ou un individu (c’est la même chose pour Kierkegaard), c’est avoir la capacité de choisir. L’existence pour Kierkegaard est essentiellement définie par la liberté, elle se réduit à un acte de choix radical pour ou contre Dieu, choix qui la constitue tout entière. Mais comme Dieu lui-même n’est rien d’objectif, comme il est subjectivité absolument pure, qu’il n’a aucun rapport avec la raison, et comme il ne peut donc par conséquent exister que pour une autre subjectivité pure, celle de l’individu humain, ce choix ne peut pas s’appuyer sur des motifs rationnels, il ne peut naître que de la foi, et donc d’une foi nécessairement absurde et paradoxale.

L’existence est pour Kierkegaard subjectivité, choix radical, passion, parce que ce choix l’implique tout entière, et discontinuité, car le choix qu’elle est ne peut se transformer en un état, il doit demeurer un acte qu’il faut toujours réitérer, de sorte que l’existence est devenir, incertitude et risque. Enfin et surtout elle est solitude. C’est ici que s’impose la notion de singularité comprise comme renvoyant à l’idée d’esseulement (der Enkelte), qui est l’autre nom de l’existence, et pour Kierkegaard « la catégorie chrétienne décisive », « la catégorie du réveil de l’esprit »[3]. Kierkegaard affirme qu’elle n’a été utilisée que deux fois, pour la première fois par Socrate pour dissoudre le paganisme, et une seconde fois avec le christianisme. Socrate est en effet un existant, car « l’ignorance socratique est une façon d’exprimer l’incertitude objective » de sorte que « l’intériorité de l’existant est la vérité »[4]. Le paganisme tel que le comprend Kierkegaard ne conçoit pas de rapport personnel avec le divin, de sorte que le héros tragique se sacrifie au général, il renonce à lui-même pour exprimer le général, qui n’est autre que la loi commune auquel tous sont soumis, le destin. Il en va autrement pour Socrate, pur lequel la vérité éternelle n’a de sens qu’en rapport avec un existant.

C’est ce qui apparaît avec encore plus de force au niveau de la foi, à travers l’histoire d’Abraham, dont traite Kierkegaard, sous le pseudonyme de Johannes de Silentio, dans Crainte et tremblement, livre paru quelques mois avant Le concept de l’angoisse, en octobre 1843. Abraham est pour Kierkegaard l’exemple même de l’homme de foi. Pour obéir aux ordres de Dieu, il a accepté de sacrifier son fils. Il entre ainsi en opposition avec la loi morale, avec le général, selon lequel le rôle d’un père est d’aimer son fils. C’est là le point de vue hégélien, pour lequel l’absolu est le général. Mais Abraham considère qu’au-dessus du devoir éthique, qui lui enjoint de respecter la vie de son enfant, il y a un devoir envers Dieu. Agamemnon lui aussi a sacrifié sa fille, Iphigénie, mais c’était pour sauver son peuple, il a donc sacrifié sa fille au bien général. Abraham, lui, renonce au général pour quelque chose de plus élevé, mais rien ne peut l’assurer qu’il ne s’est pas trompé, car sur le plan humain, il ne peut trouver aucun support. C’est cette suspension de l’éthique, cette impossibilité de trouver un appui dans le général qui caractérise la foi, le « credo quia absurdum »,  le je crois parce que c’est absurde. Comme l’explique Kierkegaard, celui qu’il nomme le chevalier de la foi s’oppose au héros tragique, du fait que « Le héros tragique renonce à lui-même pour exprimer le général ; le chevalier de la foi, lui, renonce au général pour devenir l’individu »[5]. Je cite encore : «Le chevalier de la foi n’a d’autre appui que lui-même, il éprouve la douleur de ne pouvoir se faire comprendre de quiconque, mais il n’éprouve point le vain désir de guider autrui», « il est l’individu, absolument et seulement l’individu » et « voilà la chose horrible que le nabot sectaire ne peut supporter»[6].

Il n’y a donc à cet égard nul appui extérieur possible. Autrui en effet ne peut nullement aider le moi dans son choix. Car le choix est toujours individuel, et toute prise de décision exige que l’on se sépare des autres, ce que, explique Kierkegaard, « tout esprit un peu sérieux, instruit de ce que c’est que l’édification, toute personne quelle qu’elle soit, de haute ou d’humble condition, qui s’est sentie édifiée et a ressenti en soi la présence de Dieu m’accordera sans réserve qu’il est impossible d’édifier ou d’être édifié en masse, plus encore que d’être aimé en masse »[7].  Pour Kierkegaard, il le répète à plusieurs reprises, « la foule est le mensonge », « partout où il y a foule, il y a mensonge »[8]. Il s’appuie ici sur la parole de St Paul, dans la première épître aux Corinthiens (IX, 24) : « Un seul atteint le but »[9]. La foule donne à chacun une totale absence de responsabilité et donc de repentir. Pourtant être une singularité ne signifie pas se distinguer des autres par telle ou telle qualité exceptionnelle : « La foule se compose d’individus ; il doit donc être au pouvoir de chacun de devenir ce qu’il est, un individu ; absolument personne n’est exclu de l’être, excepté celui qui s’exclut lui-même en devenant foule »[10]. La singularité, qui est une catégorie religieuse, n’a rien à voir avec le génie, avec la singularité au sens esthétique. Au contraire, être une singularité, Kierkegaard y insiste, c’est être ce que chacun veut et doit être, à savoir un être qui est nécessairement seul devant Dieu. : « Oui, si je devais demander qu’on mette une inscription sur mon tombeau, je n’en voudrais pas d’autre que celle-ci : « Il fut l’individu », et si ce mot n’est pas encore compris, il le sera vraiment un jour … »[11].

On trouve déjà ici une analogie remarquable entre la conception religieuse que Kierkegaard a de l’existence et celle que développera Heidegger dans Etre et temps. Les descriptions que Kierkegaard fait de la foule, et celle que Heidegger donne du « On », coïncident. Le « On » heideggérien, c’est en effet ce qui définit le mode d’existence quotidien qui est celui d’un être avec les autres indifférencié. Car à ce niveau, les autres ne s’opposent pas au moi, ils sont ceux, comme le souligne Heidegger, dont le je fait partie[12]. L’existence quotidienne ne connaît donc pas la solitude, et elle est soumise à ce que Heidegger nomme la « dictature » du on, qui impose à tous des modes d’existence qui n’ont nullement été choisis par les individus. Ce qui implique que le véritable sujet de l’existence quotidienne est un « On » impersonnel, qui impose à tous des normes moyennes de comportement et retire à chacun par là le sentiment de sa responsabilité. Ce « On » qui au fond n’est personne définit la forme de base de l’être en commun, dans lequel l’existant n’a pas encore pris conscience de sa singularité. C’est la raison pour laquelle ce niveau du « On » est celui de l’inauthenticité, ou plus précisément de l’impropriété, celui du « ne pas être proprement un existant », dont l’existant « authentique » ou « proprement soi-même » n’est d’ailleurs qu’une modification.

Pour Kierkegaard, tout comme pour Heidegger, l’existence humaine commence par l’inauthenticité, à laquelle il s’agit de s’arracher, par le choix chez Kierkegaard, par la résolution chez Heidegger. Pour Kierkegaard, c’est ce qu’il explique dans Le concept de l’angoisse, l’homme vit à l’origine dans un état d’innocence presque animal. Il faut dire « presque », car si l’animal ne peut pas connaître l’angoisse, du fait qu’il n’est pas déterminé comme esprit, l’innocence chez l’homme est ignorance et non pas absence de spiritualité, ce qui implique que « le plus profond mystère de l’innocence, c’est qu’elle est en même temps angoisse »[13].  L’angoisse est donc toujours déjà là, pour ainsi dire dormante, et toujours prête à se « cristalliser ». C’est ce qui se passe lorsque soudain éclate dans la conscience le sentiment que tout n’est pas permis, qu’il y a des interdits. Un instant auparavant, il y avait l’innocence, mais quand l’esprit s’éveille à la réflexion, il voit qu’il a été coupable. C’est le moment de la chute, que rien n’a préparé, et en un instant tout est changé, car « l’irruption du péché dans le monde est toujours un saut qualitatif »[14] Ce qui s’empare alors de l’existant, c’est le vertige de l’angoisse[15], né de la conscience qu’il peut transgresser et qu’il a déjà en fait transgressé l’interdit divin, et qu’il est donc pécheur. Mais le péché n’est pas un simple manquement à la loi et il ne doit pas non plus être mis en rapport avec la condition corporelle de l’homme. Kierkegaard l’affirme « la sensualité n’est pas la peccabilité »[16]. Le pécheur ne cherche pas en effet seulement son profit ou son plaisir personnel, il a commis un acte défendu parce que défendu, et il s’est ainsi efforcé par le biais du péché de conquérir son autonomie, l’indépendance de sa propre existence. C’est en effet par le péché, pour Kierkegaard, que l’individu peut s’affirmer comme subjectivité libre de vouloir ce qui est interdit. C’est donc paradoxalement le péché qui constitue la subjectivité. En se voulant soi-même, le pécheur a nié Dieu, mais celui-ci ne s’est cependant révélé à lui que dans le moment même où, s’affirmant contre lui, il l’a rejeté. Ce n’est donc qu’en se sentant coupable qu’il se place effectivement devant Dieu.

L’angoisse est ainsi pour Kierkegaard ce qui interrompt l’état d’innocence et amorce le retour vers l’intériorité subjective, elle est la découverte de l’existence comme subjectivité libre. Elle est différente de la crainte, car elle est rapport à un objet qui n’est rien[17]. L’angoisse est le vertige de la liberté qui saisit l’être humain lorsqu’il prend conscience de ses limites. C’est ce qui a lieu lorsque Dieu dit à Adam « Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal »[18]. L’interdiction angoisse Adam, explique Kierkegaard, parce qu’elle « éveille en lui la possibilité de la liberté ». Pour Heidegger, de manière analogue elle est ce qui fait s’écrouler la banalité quotidienne et nous ouvre à l’authenticité, car c’est devant lui-même et sa liberté que s’angoisse l’existant. Heidegger a d’ailleurs lui-même reconnu que « c’est Kierkegaard qui a analysé avec le plus de pénétration le phénomène de l’angoisse »[19]. Il souligne que si l’angoisse ouvre à la singularité, il ne s’agit pourtant pas de se découvrir comme un moi fermé sur soi, un sujet sans monde, mais comme un être singulier qui est ouvert au monde en tant que tel, qui n’est pas le monde environnant familier de la préoccupation quotidienne, mais le vrai monde, qui n’est pas habitable, qui est l’extériorité pure de notre condition terrestre. C’est ce sentiment d’étrangeté qui est consubstantiel à l’être au monde de l’homme que l’on cherche à fuir dans la quotidienneté en se donnant un environnement familier où l’on peut se sentir chez soi. Mais la menace de l’effondrement de ce monde quotidien est au cœur de l’existence journalière, car, à chaque moment, l’angoisse peut surgir. La confiance assurée de l’existence quotidienne est donc dérivée par rapport à l’angoisse et le dépaysement. Cela ne veut cependant pas dire que l’angoisse soit fréquente, elle est rare au contraire. Le mode d’être quotidien, le « On » tente de la faire dévier vers la peur en lui donnant un objet déterminé. La peur n’est ainsi qu’une angoisse avortée.

Pour Kierkegaard, l’homme ne devient un existant, un soi, il ne parvient à s’affirmer lui-même que face à ce soi pur qu’est Dieu, qu’il affronte et contre lequel il se dresse. Le péché, c’est la volonté d’être soi, c’est le fini qui se dresse contre l’infini et prétend s’ériger en valeur autonome. Le véritable sens du péché pour Kierkegaard, ce n’est donc pas la recherche à tout prix du plaisir, c’est plutôt quelque chose qui s’apparente à ce que les Grecs nommaient hybris, démesure, qui les conduisait à défier le divin. Mais en même temps, c’est par là que l’existant reconnaît ses limites et qu’il veut les assumer. Le péché est donc inévitable, car c’est le seul moyen pour l’être humain d’être proprement lui-même. On devient donc chrétien uniquement lorsqu’on se comprend soi-même comme nécessairement pécheur.

Si pour Kierkegaard le péché est constitutif de l’humanité et consiste dans la volonté et l’acceptation de la finitude, pour Heidegger, de manière analogue, il y a une culpabilité inhérente à l’existant, culpabilité qui est antérieure à toute action coupable et qui définit l’existant. Le terme allemand qui dit la faute  (Schuld) et qui a aussi, au pluriel, le sens de « dettes » est de même racine que le verbe sollen qui signifie l'obligation. Mais s’il ne s'agit pas de comprendre la faute comme un manquement, il n'en reste pas moins que cette idée contient du « négatif » et qu'elle implique l'idée de responsabilité : c'est pourquoi l'idée formelle de culpabilité est déterminée dans Être et temps comme « être le fondement d'une nullité »[20]. L’existence est par essence finie, et l’existant ne peut donc qu’accepter cette finitude et ainsi devenir le fondement de sa propre négativité : c’est là ce qui constitue sa culpabilité originelle. Mais Heidegger insiste sur le fait qu’il s’agit d’une culpabilité au sens existential et non pas éthique, car elle n’est pas la conséquence de la perpétration d'une faute, mais  elle constitue au contraire la condition de possibilité existentiale de toute faute particulière. Heidegger explique qu’il ne faudrait pas confondre cette « culpabilité » existentiale originelle et le thème chrétien du péché, car  l'ontologie du Dasein  « ne sait rien du péché », précisément parce que celui-ci est toujours compris comme perpétration d'une faute, y compris dans le cas du « péché originel »[21]. Il s'agit pour Heidegger de montrer que tout faute déterminée se profile sur le fond d'une « culpabilité » plus originelle et non pas de conclure de la faute « originelle » à l'être-coupable. On trouve à vrai dire l’esquisse d’une idée semblable chez Kierkegaard, lorsqu’il distingue deux sortes d’angoisse, objective et subjective. L’angoisse objective, explique Kierkegaard, n’est pas « le produit de la créature », mais elle résulte du premier péché, celui d’Adam, alors que l’angoisse subjective est celle qui est éprouvée par l’individu comme suite de son péché.

C’est cependant ici que la position proprement philosophique de Heidegger se distingue de celle de Kierkegaard, qu’il considère d’ailleurs non pas comme un philosophe, mais comme un « auteur religieux »,  « le seul qui soit à la mesure du destin de son époque » dira-t-il en 1943[22]. L'être-coupable de l’existant ne peut en effet être compris qu'à partir de son propre être. Car l’existant ne s'est pas lui-même placé dans l'existence et il est en quelque sorte toujours en retard sur lui-même par rapport à son propre être-dans-le-monde. Il a été « jeté » dans l’existence, mais si on parle au passé de l'être-jeté, ce n'est pas au sens de quelque chose qui serait révolu, mais au sens où il y a quelque chose d'irrécupérable dans l'exister : l’existant ne pose pas son propre fondement, il ne peut l’être que sur le mode de la reprise de sa propre existence de fait. C'est cette non-maîtrise de soi, qui n'est cependant pas pur abandon à la facticité puisque celle-ci exige au contraire d'être « assumée », qui constitue la « nullité » ou la « négativité » de l’existant.

C’est ce qui a lieu dans ce que Heidegger nomme la « résolution », qui consiste pour l’existant à assumer sa propre finitude et sa mortalité. Il n'est donc résolu à rien d'autre qu'à ce qu'il est déjà sur le mode inauthentique et de manière impropre. C'est pourquoi la résolution en tant qu'être proprement soi-même transporte en propre l’existant dans le monde et dans l'être-avec-les-autres, car la résolution n'est rien d'autre que l'être-proprement-au-monde. Mais cela ne veut nullement dire qu'il est maître de sa propre existence. Car il ne peut se comprendre lui-même comme être ouvert au monde que s'il s'éprouve comme tel dans l'horizon d'une fermeture plus originelle. Il s'agit en effet pour lui de comprendre qu'il est de fait ouvert, mais qu'il pourrait ne pas l'être et que la fermeture totale, c'est-à-dire la mort en tant que constamment imminente, le menace tant qu'il existe. Il ne se rapporte donc pas seulement à l'ouverture qu'il est, mais aussi à cette fermeture qu'est la mort. Il n'y a ainsi de résolution qu'en connexion avec un être proprement en vue de la mort.

On trouve chez Kierkegaard une idée semblable. La mort est en effet pour lui « une source d’énergie comme nulle autre », car « elle rend vigilant comme nulle autre »[23]. On ne peut en effet parler de la mort « en général », car cela ne fait qu’embrouiller la pensée, explique Kierkegaard. De la même façon, Heidegger souligne que pour le « On », la mort ne peut apparaître que sous le visage d’un événement se produisant constamment dans le monde et qui comme tel n’attire pas l’attention. Ce n’est précisément que le On, c’est-à-dire en fin de compte personne, qu’atteint la mort ainsi comprise, de sorte que  « le “mourir” se voit ramené au niveau d’un événement qui atteint certes bien le Dasein, mais qui n’appartient en propre à personne »[24]. Pour Kierkegaard, la mort ne peut être affrontée que par l’individu, car « la certitude de la mort, voilà le sérieux, et son incertitude est l’école où l’on s’exerce au sérieux »[25]. Comme Heidegger, Kierkegaard reconnaît que la mort est inexplicable : « Son caractère inexplicable est la limite, et l’importance du mot consiste uniquement à en faire le stimulant de la vie », car « à l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course »[26]. Heidegger, quant à lui, trouve le même motif de pensée, chez Saint Paul, dans sa première épître aux Thessaloniciens, qui dit : « Quant aux temps (chronoi) et aux moments (kairoi), vous n'avez pas besoin, frères qu'on vous écrive là-dessus. Car vous-mêmes vous savez exactement que le jour du Seigneur vient comme le voleur la nuit. Quand ils diront : paix et sécurité, alors la perdition sera soudain sur eux [...] Mais vous, frères, vous n'êtes pas dans les ténèbres, pour que le Jour vous surprenne comme un voleur [...] Nous ne sommes pas de la nuit ni des ténèbres ; ne dormons donc pas comme les autres ; au contraire, tenons-nous éveillés et sobres »[27]. Vivre dans l’imminence de la mort, c’est là pour Heidegger l’expérience authentique de la temporalité, car on ne tente pas alors de donner de l'existence une représentation « objective » au moyen de repères chronologiques et de contenus calculables, mais l’existence y demeure livrée à l'indétermination de l'avenir et au caractère non maîtrisable du temps. Avoir une relation authentique à la parousie, à cette seconde venue en présence du Christ qui manifeste la fin des temps[28], au sens eschatologique particulier qu'elle prend chez saint Paul, c'est-à-dire à la présence imminente du Jour du Seigneur, c'est être en éveil, et cet être en éveil est lui-même fondé non sur la recherche de la sécurité, mais au contraire sur un savoir de l'absolue incertitude du moment de sa venue. Ce qui intéresse Heidegger dans l'expérience chrétienne originelle, ce n'est pas le fait qu'elle soit foi en tel ou tel contenu de la révélation, mais c'est qu'elle est expérience de la vie dans sa facticité, c'est-à-dire expérience d'une vie qui ne prend pas de distance théorique à l'égard d'elle-même. Ainsi la christianité n'est-elle rien autre pour le jeune Heidegger que l'expérience de la temporalité finie en tant que celle-ci se fonde sur le savoir certain de l'incertitude constante, essentielle et nécessaire du moment de la mort.

 

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On peut donc en conclusion souligner le fait que, aussi bien pour Kierkegaard que pour Heidegger, la singularité qui s’oppose au général et à l’anonyme, à savoir la foule pour Kierkegaard, le « On » pour Heidegger, est le fondement d’une véritable universalité, car c’est précisément la singularité, la différence incomblable entre chaque existence individuelle qui rend tous les individus égaux, ce qui sépare chaque individu, à savoir l’existence singulière, étant précisément la seule chose qu’ils ont en commun. C’est en effet ce que souligne Kierkegaard, lorsqu’il affirme que l’individu doit être compris « non au sens de la distinction ou du talent spécial, mais au sens où tout homme sans exception peut et doit l’être, doit mettre son honneur à être un individu »[29]. C’est le singulier qui définit ici le pluriel, au sens où le fait d’être un individu, c’est-à-dire connaître la séparation d’avec la foule et faire l’expérience, par la traversée de l’angoisse, de la solitude face à Dieu et à la mort, est précisément ce qui peut et doit constituer le destin commun à tous. C’est également ce sur quoi Heidegger met l’accent lorsqu’il explique dans Etre et temps que l’existence est toujours « mienne », et qu’elle ne peut donc pas être considérée comme un concept général sous lequel on pourrait ranger l’ensemble des humains. Cela ne veut cependant pas dire que la « mienneté » de chaque existence la sépare irréversiblement de toutes les autres. Ce serait plutôt le contraire. L’esseulement le plus extrême est en fait la présupposition de l’être-avec. Car cet esseulement — sous la forme extrême de l’esseulement dans la mort — ne signifie rien d’autre que l’assignation à la prise en charge de soi-même, c’est-à-dire à l’exister de fait[30]. C’est ce que Heidegger avait déjà dit clairement à la fin de la conférence sur « Le concept de temps » qu’il avait faite en juillet 1924 devant les théologiens de Marburg, dans laquelle il expliquait que l’anticipation de la mort est ce qui donne au Dasein son ipséité, mais qu’il fallait cependant bien apercevoir que cette individuation n’est pas « la formation fantasmatique d’existences d’exception », au contraire « elle individualise de sorte qu’elle rend tous les individus égaux »[31]. Ce que chacun a de commun avec tous les autres, c’est précisément, expliquait Heidegger, « l’unique cette fois-ci de son unique destin dans la possibilité de son unique être-révolu »[32]. Ce qui veut dire en d’autres termes que la différence incomblable entre moi et l’autre est paradoxalement ce qui me rend égal à lui, de sorte que c’est précisément ce qui me sépare de lui que je peux partager avec lui. Esseulement et communauté ne s’excluent donc pas, bien au contraire, puisque le véritable « universel » repose ainsi sur la différence « temporelle » qui sépare chaque existence de toutes les autres. C’est en ce sens que Heidegger peut déclarer dans son cours de 1925 que c’est la temporalité elle-même qui est le principium individuationis, lequel est à son tour la présupposition du commercium originel entre les existences. Le rapport à l’autre n’exige donc pas l’abandon de la finitude et de la singularité d’une existence, comme c’est le cas dans toutes les philosophies du système, et en particulier dans la philosophie hégélienne, mais au contraire l’assomption « authentique » de celle-ci, en tant qu’elle est la condition de toute rencontre véritable d’une autre existence, laquelle est tout aussi finie et singulière que la première.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] F. W. J. Schelling,  Œuvres Métaphysiques, Paris, Gallimard, 1980, p. 181.

 

[2] G.W. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier Montaigne, tome I, 1939,  p. 190. Voir J. Hyppolite, Genèse et structure de la  « Phénoménologie de l’esprit », Paris, Aubier Montaigne, 1946,  p. 207.

[3] S. Kierkegaard, Point de vue explicatif de mon œuvre, trad. Tisseau, Bazoges en Pared,  1940, p. 99. 

[4] S. Kierkegaard, Post-Scriptum, IIe Partie, 2e sect., chap. II.

[5] S. Kierkegaard, Crainte et Tremblement, Paris, Aubier, 1949, p.138.

[6] Ibid., p.145 et 144.

[7]  S. Kierkegaard, Point de vue, p. 99.

[8] S. Kierkegaard, Point de vue, p. 87.

[9] « Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans le stade courent tous, mais qu’un seul reçoit le prix ? »

[10] S. Kierkegaard, Point de vue, p. 99.

[11] Ibid.

[12] M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, § 27, p. 126.

[13] Le concept de l’angoisse, p. 201.

[14].Ibid., p. 208.

[15] Ibid., p. 241.

[16] Ibid., p. 232. .

[17] Ibid., p. 203.

[18] Ibid., p. 204.

[19] Sein und Zeit, § 40, p. 190, note.

[20] Ibid., § 58, p. 283

[21] Sein und Zeit, § 62, p. 306, note.

[22]M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980, p. 301.

[23] S. Kierkegaard, Sur une tombe, Bazoges en Pared, Tisseau, 1949, p. 16.

[24] Sein und Zeit, § 51, p. 253.

[25] S. Kierkegaard, Sur une tombe, p. 26.

[26] Ibid., p. 17.

[27] Première Épître aux Thessaloniciens, V, 1-6.

[28] Du mot grec parousia, qui signifie « présence », et est utilisé par Saint Paul pour désigner la seconde venue du Christ.

[29] S. Kierkegaard, Point de vue, p. 99.

[30] Sein und Zeit, p. 135.

[31] M. Heidegger, Der Begriff der Zeit, Frankfurt am Main, Klostermann, 2004, p. 27.

[32] Ibid.