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RIGAUD B. (15/9/2018)

Séminaire Ecole Française de Daseinsanalyse - 15 septembre 2018 – 16h30-18h00

« L’addiction »

Ecole Normale Supérieure

Bernard Rigaud

 

 

Penser l’homme et l’addiction

           

Penser l’addiction, principalement avec Henri Maldiney, c’est ouvrir la voie d’une spéculation d’ordre existentiel qui peut éclairer le sens des concepts issus de la stricte clinique. Il s’agit de confronter la phénoménologie de l’addiction à la philosophie de Maldiney pour, peut-être, mieux comprendre l’addiction et illustrer une anthropologie philosophique singulière. Comme Maldiney a pu proposer une nouvelle compréhension existentielle de la  psychose et de la mélancolie, nous proposons une nouvelle approche de l’addiction. Spéculation philosophique donc, qui rencontre, pour un enrichissement mutuel, la psychiatrie et la psychanalyse. Spéculation qui nous fait revenir sur l’œuvre de Maldiney et principalement sur son concept de transpassabilité vers lequel convergent les thèmes de la rencontre, du sentir, de l’ouvert et du rythme.

La responsabilité d’un centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie depuis plus de dix ans, terrain d’observation de premier ordre, m’a permis de dresser un panorama clinique de l’addiction.Rappelons tout d’abord qu’il n’existe aucune structure psychique profonde et stable spécifique de l’addiction. Toutes les structures mentales peuvent conduire à des comportements d’addictions manifestes ou non, comme l’enseignait Jean Bergeret.Délit, vice, trouble ou maladie ? La société a depuis longtemps du mal à savoir comment traiter les toxicomanies. La situation des toxicomanes est ambiguë et paradoxale : si ce sont des malades, pourquoi les menacer de prison ? Si ce sont des délinquants, pourquoi des structures de soin et d’accompagnement ? Le lien entre dépendance et délinquance, entre faute et processus morbide fait de la toxicomanie un phénomène à part. La diversité des opinions parmi les usagers de drogue eux-mêmes témoigne de la complexité du problème. Il faut noter que l’étymologie du terme « addiction » est dérivée du latin addictus qui désignait une contrainte par corps. Métaphoriquement, la dépendance physique serait l’équivalent d’une peine auto-infligée en raison d’une dette impayée. Il s’agit de considérer à la suite de quelles carences affectives le sujet dépendant est amené à payer par son corps les engagements non tenus et contractés par ailleurs.

Les états psychiques qui conduisent à l’addiction peuvent se résumer en quatre catégories qui vont déterminer la quantité de « travail » que celle-ci doit accomplir :

1 / une tentative d’éviter les angoisses névrotiques ;

2 / une tentative de combattre des états d’angoisse sévères – parfois avec une tendance paranoïde – ou bien la dépression, qui s’accompagne souvent de sentiments de mort interne ;

3 / une tentative d’échapper aux angoisses psychotiques telles que la peur d’une fragmentation corporelle ou psychique, ou même à la terreur de se trouver là où le sens de l’identité subjective elle-même est ressentie comme compromis ;

4 / une tentative aussi, souvent, de réparer une image narcissique endommagée.

Mais par-delà tous ces paramètres, j’ai pu constater une intolérance au silence, au vide, au blanc dans les groupes de parole par exemple, mais aussi une intolérance à l’imprévisible, à l’inanticipable… Constatation qui a, pour moi, fait immédiatement écho à la pensée de Maldiney. Il s’est agi d’appréhender l’addiction comme Maldiney a appréhendé la psychose et la mélancolie, non plus sous l’angle de l’échec de la rencontre mais sous l’angle de l’impossibilité d’exister à partir de rien.

Les neurosciences montrent, elles, qu’il peut aussi être envisagé une inadaptation de la régulation émotionnelle. Cette inadaptation serait due à une mauvaise utilisation de la valence et de l’expérience émotionnelle. Si Freud et Lacan n’ont que très peu abordé l’addiction au sens propre, les thèmes du vide, du désir, de la répétition ou de la pulsion sont centraux.

Pensons à la pulsion de mort qui est la tendance de toutes les choses animées à retrouver un état antérieur où la tension est nulle, c’est-à-dire à retrouver la mort puisque partout le non-vivant a précédé la vie. La pulsion de mort rend compte de la clinique du vide, de la mort psychique, du désinvestissement, du narcissisme primaire, mais aussi de la compulsion de répétition et de la réaction thérapeutique négative. Pensons à Lacan, pour lequel l’objet rien incarne la fonction anti-désir qui serait au cœur de l’anorexie mentale, anorexie qui l’aurait conduit à ajouter cet objet rien, comme objet-en-fonction-de-jouissance à la liste des objets freudiens que sont l’oral, l’anal et le phallique. Pensons toujours à Lacan, pour lequel la pulsion est un « trou » creusé par la répétition de la demande, autour duquel graviterait une multitude d’objets hétéroclites. Freud, comme Hölderlin avant lui, parlait d’aiguillon pour désigner cette force motrice qui empêche de se contenter de ce que l’on a. Du mirage de l’avoir aux origines de l’être, si « l’objet naît dans la haine », le sujet naît dans la perte de l’objet qu’il n’a pourtant jamais possédé… Pensons à Szondi et à Lekeuche, pour qui l’analyse du destin et du contact est primordiale dans la toxicomanie quand la base existentielle est trouée.

Comment donc un tel panorama peut-il être enrichi par la philosophie maldinéenne ? Plus précisément, comment peut-on superposer à la clinique générale un point de vue existentiel propre à l’addiction, distinct de celui relatif à la psychose ? Et comment peut-on envisager une voie thérapeutique ?

Mais aussi et d’une façon plus générale, cela nous amène à deux ordres de questionnement que nous pourrions superposer aux précédents :

1/ L’addiction relève-t-elle d’une problématique du vivant ou de l’existant ?

2/ La temporalité est-elle, comme dans la psychose, au cœur de la problématique addictive ou bien doit-on considérer l’espace comme prépondérant ? Espace dont l’étymologie proposée par Maldiney ne rencontre pas l’approbation des latinistes mais correspondrait bien à la phénoménologie de l’addiction (spatium, spes : espoir, attente…manque).

Sans doute sommes-nous, avec l’addiction, à la jonction du vivant et de l’existant et à l’interpénétration de l’espace et du temps.

1/ L’addiction et l’existence au péril du rien

C’est par le vide, le rien, l’apeiron, le vertige et l’ouverture, développés par Maldiney tout au long de son œuvre de façon singulière, que nous aborderons nos hypothèses. Notons, comme Françoise Dastur le précise, que Maldiney est le seul des phénoménologues français à s’être tourné vers l’Orient, celui extrême, de la Chine taoïste et du Japon. Et c’est bien dans cette direction que nos spéculations s’orienteront, beaucoup plus que dans celles ouvertes par les penseurs occidentaux sur les figures du néant et de la négation. Il ne s’agit donc pas de parler de la Table du Rien qui termine l’analytique transcendantale de Kant (chez qui, notons-le, la confrontation de la raison avec la folie est constante), ou encore du concept de négativité chez Hegel et même du vide mathématico-ontologique selon Badiou.

Autant d’éléments rarement envisagés dans la clinique de l’addiction. Au reste, l’existence et la thérapie selon Maldiney forment le fond de cette spéculation dont l’origine est certainement la double formule :

« l’existence est une exclamation dans le vide éclaté ! Et l’événement ouvre le monde à partir de rien ».

Formule qui conduit à rapprocher cette notion de vide à celle de plein et à cette quête infinie recherchée par le toxicomane (il s’agit bien de rendre impossible le pouvoir-arriver, le pouvoir-être par le remplissage éperdu), esclave de la quantité et prit de vertige, le cas échéant, devant ce rien, point de départ de l’existence. Il s’agit bien de considérer avec Maldiney le vide comme un préalable à quelque chose : « Le Vide n’est pas l’évacuation du monde, le Rien n’en est pas l’anéantissement, mais la condition qui en rend possible la manifestation » (Art et existence, p. 174). Il ne s’agit pas d’un effondrement qui retentit sur l’organisation du moi, comme la psychanalyse l’envisage habituellement.Maldiney a pu définir le vide (médian) comme le rapport tensionnel entre deux phénomènes… état qui laisse passer le souffle qui crée un espace non évaluable, qui n’existe qu’à proportion du souffle qui le parcourt…ce souffle fondamental dont le rythme en est l’articulation.

La définition même de l’existence, de l’ex-ister, au sens de « se tenir hors dans l’ouverture », se tenir à l’avant de soi, en soi plus avant, nous révèle cette faille, ce vide à franchir.

Dans la psychose, il y a, certes, une impossibilité d’exister à partir du Rien mais le plus remarquable, selon Maldiney, c’est la fermeture à l’événement : il y a obturation du vide et voilement du rien. Dans la psychose, c’est le monde qui ouvre et ouvre toujours à nouveau le même événement. Le monde n’est plus que pure ambiance, il enveloppe de si près le schizophrène qu’il est sur lui, en contact immédiat, sans possibilité d’éloignement. Avec la psychose, pas de présent, il est toujours déjà englouti. Il n’y a donc pas dans la psychose de transformation possible de soi, condition indispensable pour résoudre les crises traversées. Peut-on faire les mêmes constats dans la toxicomanie ?

Quand le présent s’efface pour devenir le passé, il y a un moment d’incertitude où l’être-là est suspendu à l’événement dans le vide. Mais simultanément, la transformation fait disparaître ce vide. Il y a alors exposition à un nouvel horizon d’ouverture. C’est dans la transformation qu’on surmonte les malaises de l’existenceaprèsun abandon au rien, d’où procède le don des choses. Rappelons-nous la métaphore de la marche, suspendue à un « pas encore », dont elle-même perpétue l’instance en ayant sa tenue dans le vide.

Si le vide n’est pas vécu comme la porte d’accès à l’existence mais comme un abîme vertigineux, le comblement de ce vide est la solution pour renvoyer une image de plein et remplir le vide intérieur. Pour être plus précis, ce n’est pas au traumatisme qu’il faut penser, ni au fait que là où quelque chose aurait pu être bénéfique, rien ne s’est produit mais plutôt considérer le vide comme une condition nécessaire non seulement au désir mais à l’existence même. Et il est normal d'éprouver le vide comme risque car nous avons notre tenue dans le Rien et nous n'ex-istons qu'au risque d'être, au risque d'être soi ou de ne pas être soi.

Provoquer, telle est l’œuvre du Rien, et provoquer ne signifie pas causer mais susciter comme nous le dit Yannick Courtel dans son Essai sur le Rien.

La notion de vide, de rien (qui ne fait pas partie du texte de la vie, mais de celui de l’existence – PHF, p.385) doit être rapprochée de celles du vertige, et de l’apeiron. Tout provient de l’illimité et y retourne, mais on ne sait comment ni pourquoi. Du chaos à la forme, de l’apeiron au singulier, c’est toute la dynamique de l’existence qui se joue. Si l’apeiron d’Anaximandre est à la fois indétermination et illimitation, Maldiney ajoute un aspect : insaisissable. C’est à partir de cet insaisissable que tout commence, et que tout finit peut-être pour le toxicomane. La notion d’apeiron est bien traitée par Maldiney en termes de puissance, de potentialité : possibilité d’être ou de ne pas être. La limite ne peut être pensée sans la possibilité de son franchissement, de son dépassement.

Rappelons la définition du vertige selon Maldiney : « Le vertige est une inversion et une contamination du proche et du lointain. Pour l’homme pris de vertige dans une paroi, l’amont, côté protecteur et proche, se redresse jusqu’à devenir surplombant et vibre d’un mouvement d’expulsion sans fin, tandis que l’aval là-bas se creuse encore davantage dans un lointain de plus en plus profond et qui commence sous nos pieds. Le ciel bascule avec la terre dans un tournoiement sans prise. Ni l’homme n’est le centre, ni l’espace le lieu. Il n’y a plus de là. Le vertige est l’automouvement du chaos.» (RPE, p 150) : c’est un non-lieu.

Mais précisons aussi que pour le grimpeur qui décroche mais qui enraye aussitôt sa chute, le vertige n’a pas lieu pendant la chute même : le vertige suppose toujours un appui et il n’existe pas dans le libre abandon à l’espace. Il ne se produit qu’au moment où l’appui cède et plus encore à l’instant du rétablissement sur une prise dans le sursaut duquel se reprend notre . Si la chute ne connaît pas le vertige, on peut tout à fait penser qu’elle soit privilégiée par le toxicomane qui éprouve alors un intense plaisir et oser le lien entre chute et shoot ! De même que la quête infinie viendrait compenser la passagèreté de la vie et éviter le trouble consécutif à l’indétermination…l’addicté ne peut se tenir à l’horizon du hors d’attente d’où tout arrive…

S’il s’agit pour le sujet toxicomane de jouir de la répétition, c’est peut-être aussi de celle de ne pouvoir quitter le bord de l’abime qui vient lui confirmer que son vide intérieur est à l’image du vide extérieur… Nous sommes face à la mise en échec d’un « saut existentiel », bond qu’il faut considérer, somme toute, comme héroïque. Heideggera considéré le Rien - le néant - comme « essentiellement répulsif… la répulsion écartant de soi comme un renvoi provoquant la dérive ». Le Rien « n’attire pas à soi », il est néantissement qui expulse par répulsion. Le néant n’est pas négatif pas plus qu’il n’est un but, il est au contraire l’essentiel ébranlement de l’être lui-même…Ebranlement qui peut conduire à l’addiction. Toujours selon Heidegger, le Néant est la condition qui rend possible la révélation de l’existant comme tel pour la réalité humaine ; l’essence de l’Etre même comporte dès l’origine le Néant. « Dans la nuit claire du Néant de l’angoisse se montre enfin la manifestation originelle de l’existant comme tel : à savoir qu’il y ait de l’existant - et non pas Rien. » (Questions I, p.62).

Dans la toxicomanie, nous posons qu’il y a une emprise de la gravitation du Vide, du Rien, et du Plein, du Saturé et comme toutes forces gravitationnelles, elle causerait des phénomènes d'interaction et des forces d'attraction oscillant entre le néant et le plein de façon répétitive, empêchant de possibiliser l’impossible ; empêchant la capacité de s’ouvrir à l’imprévisible. Si le psychotique cesse de « se pouvoir » dans la fermeture à l’événement et à la rencontre, ne pouvant ainsi devenir autre, le toxicomane, lui, cesse de « se pouvoir » car l’émergence de l’événement, son avènement, lui semble vertigineux ; le comment de son arrivée l’entraine dans son vide inaugural.

Notre hypothèse serait de proposer que ce n’est pas l’événement en lui-même qui cause la crise mais la façon de surgir à partir du rien.. C’est la pure exposition au Rien et à l’apeiron qui devient force d’attraction. D’ailleurs le Rien se présente comme le rappel d’une dette car nous sommes donnés à nous-même par notre naissance, livré au passé et à une situation. Rappelons que la notion de dette est au coeur de l’étymologie de l’addiction. La naissance événementiale après la naissance biologique, est tout aussi risquée : c’est là qu’il faut ouvrir le rien, après le risque de vivre. Etre hors de soi, naître à soi : une co-naissance avec le monde, une re co-naissance au rythme.

Ne peut-on alors considérer l’addiction comme la mise en échec de ce rythme ? Comme l’enlisement dans cet espace non évaluable ? Comme l’horreur et l’attraction de l’illimité et de l’inanticipable ?

La solution addictive (qui deviendra problématique) est un enseignement quant à l’essence de l’existence puisqu’il s’agit d’une réaction post-traumatique, d’une nouvelle approche du vide originaire, vide qui prend alors une véritable force d'attraction instaurant une angoisse de vertige à laquelle le sujet répond par une jouissance solitaire répétitive toute puissante, et devient esclave de la quantité ou du rien. C’est une indication, une révélation de l’existence même ; comment alors condamner un révélateur existentiel ? L’existence humaine est telle, que sa mise en échec peut conduire à l’addiction qui met elle-même en évidence les notions existentielles de vide et de plein. Alors que la santé mentale suppose une mise à distance du vide, du rien, l’addiction est l’échec de cette mise à distance et donc l’échec de la défense contre l’angoisse (révélatrice du Néant en son mode original, selon Heidegger).

Le toxicomane est dans la rencontre du produit, du geste, de l’attitude de façon répétitive à l’exclusion de toute autre. S’il s’agit pour lui de jouir de la répétition, il est toujours dans le présent de cette rencontre particulière. Le toxicomane semble s’être arrêté au seuil du vide comme il est dit des autistes qui se sont arrêtés au seuil du langage et il se vide de sa vie en s’engloutissant dans le néant, comme enlisé dans le rien.La vie est faite d’obstacles à franchir (deuil, séparation, viol, violence, précarité, secret, mensonge…) et quand cela devient insurmontable (d’autant plus si le stress est associé à un trouble d’ordre physiopathologique, avec perte d'une forme de plasticité synaptique), il y a une sorte de confrontation au vide originaire qui peut voir prospérer l’addiction. Et cela d’autant plus si, comme le propose Michel de M’Uzan,  « au creux du destin d’un futur toxicomane, il y a une défaillance, une carence foncière, fondamentale, dans l’établissement d’un tonus identitaire de base efficient. »

S’il y a fermeture à l’événement aussi bien dans la psychose que dans l’addiction, c’est bien l’impuissance à se transformer pour accueillir l’événement qui est en jeu dans la psychose alors que dans la toxicomanie, c’est peut-être la chute dans l’exposition au rien : non pas une fuite devant le Rien mais une irrésistible pulsion à combler le vide. Dans les deux cas, il y a forclusion du vide et donc impossibilité d’exister et de faire l’expérience de la réalité. Une nouvelle définition existentielle de l’addiction se fait jour…une approche à partir de ce qu’est l’existence même : « L’homme n’est au monde que par ce saut de nulle part, inaugural, et d’abord par ce surgissement où, point d’exclamation plus originaire que le cri de sa naissance, sa verticalité convoque l’espace en s’exposant et en l’exposant de toutes parts sur la terre comme au ciel » (RPE, p.118).

Les développements sur le vide d’Henri Maldiney, largement inspirés du taoïsme, permettent donc les hypothèses suivantes :

1/ La pathologie de l’addiction ne relève-t-elle pas de ce Rien, de ce vide propre à l’existence, à l’origine de la négation (comme le précise Heidegger) ?

2/ L’addiction ne révèle-t-elle pas cette caractéristique de l’existant qui est d’exister au péril du Rien ? Ce que ne peut tolérer le toxicomane, c’est qu’exister signifie se situer dans l’ouverture de l’être, c’est-à-dire se tenir extatiquement dans le Rien (le Rien étant un autre nom pour l’ouvert).

On voit que la définition de l’homme par la notion d’existence selon Maldiney (l’homme est chez lui hors de lui ; il est « chez soi » dans l’Ouvert - PHF, p.370.) inclue ses modalités déficientes puisque la pure exposition à l’Ouvert peut être source d’angoisse. Il n’y a pas de corrélation systématique entre vide et angoisse mais seulement une possibilité de vertige, un risque, qui ne ferait que confirmer l’essence du sujet.Comme la maladie mentale, l’addiction n’est pas une aberration de la nature, mais une forme d’existence en échec ou défaillante, dont les conditions de possibilité sont inscrites dans notre constitution à tous.

2/ L’art-thérapie : un accompagnement dans l’expérience du vide

Il n’y a d’apparaître qu’en rythme, ce dernier lui-même supposant le vide. Et si le sentir nous ouvre à l’être de ce qui est, l’art seul est, par le rythme, capable d’habiter le jour de cette ouverture. Une œuvre n’est pas un acquis pour toujours, mais un étonnement pour toujours. Elle apparaît dans une dérobade épiphanique : Elle se manifeste dans et par son dérobement. Elle appelle le vide pour et par son ouverture.C’est avec le vide que le rythme existe.

Faire œuvre c'est se faire être. L'acte de dessiner implique une certaine précession de soi, par où le malade est partiellement porté à soi dans l'éclaircie de son pouvoir-être. En présence d'une surface à peindre ou d'un bloc à sculpter, où il a à intervenir alors que tout est encore indécidé, il est en présence d'un Rien, vide qui appelle à faire et où il a à être. Puisque faire œuvre, c’est se faire être à partir du vide, ne peut-on considérer l’art-thérapie comme une indication judicieuse en addictologie ? Quelle que soit la relation du pathologique et de l’esthétique artistique, l’incidence est très forte. A chaque fois, il y a une tentative réussie de dépassement de la peur du vide…l’imprévisibilité et le hasard peuvent alors être vécus sereinement (on peut s’attendre à tout et il n’y a rien à attendre).

Maldiney enseigne qu’il y a deux expériences du vide : ce qu’il appelle le vide sec, le vide qui n’est rien, qui n’est pas actif, à quoi s’oppose par exemple le vide d’un monochrome chinois de l’époque Sung. Ce vide qui se traverse lui-même à travers tous les vides médians, ce vide qui est à la fois initial et final, ce vide qui est souffle. Le passage par le vide est décisif. Le rythme est l’articulation du souffle et il se situe toujours par rapport au vide.

Selon Maldiney, l’art-thérapie se réclame de deux concepts : celui d’art et celui de thérapie, dont le sens et l’usage ne sauraient souffrir aucune ambiguïté, mais qui, vulgarisés, se désagrègent en notions errantes. La thérapie, pour lui, vise à libérer en quelqu’un sa capacité d’exister : merveilleuse définition qui devrait certainement, aux côtés de la transpassibilité et de l’ouverture du rien, figurer à l’actif des concepts forgés par Maldiney.

Il semblerait que l’une des possibilités d’arrêt de l’oscillation répétitive, une des possibilités de stabilisation, d’équilibre, de plénitude soit « la mise en rythme », cet auto-mouvement de l’espace-temps en lui-même. L’art rend possible une re-naissance car il retrouve les sensations que nous apportons en naissant, avant d’être pris dans une configuration, c’est-à-dire privé de l’ouvert. Et être ouvert à l’événement à ce qui surgit sans pouvoir être préfiguré ni anticipé, c’est être ouvert au Rien. Encore une fois, le Rien est essentiel à l’existence. La transpassibilité est une ouverture au Rien et à l’apeiron, c’est-à-dire à l’indéterminé, à la profondeur. L’office de l’œuvre d’art est de surprendre et, dès lors, de nous mettre en présence de notre existence sans supprimer le risque qu’est le Rien par lequel il faut passer et à partir duquel tout commence. L’expérience des œuvres d’art, qui exemplifie la confiance dans l’absence de maîtrise totale avec les risques qu’elle comprend, peut permettre au sujet toxicomane de retrouver la surprise d’exister. Car faire œuvre, c’est se faire être à partir du vide.

L’art-thérapie est un accompagnement de personnes en difficulté (psychologique, physique, ou sociale) à travers leurs productions artistiques : œuvres plastiques, sonores, théâtrales, littéraires, corporelles et dansées. Ce travail subtil qui prend les vulnérabilités comme matériau, recherche moins à dévoiler les significations inconscientes des productions qu’à permettre au sujet de se récréer lui-même, se créer de nouveau, dans un parcours symbolique de création en création. L’art-thérapie est ainsi l’art de se projeter dans une œuvre comme message énigmatique en mouvement et de travailler sur cette œuvre pour travailler sur soi-même. L’art-thérapie est un détour pour s’approcher de soi. L’art serait comme une mise en scène des contradictions, des oppositions, des apories, dans une même forme qui les contiendrait sans les résoudre mais en les dépassant ou en les atténuant… L’art thérapie ajoute à l’art le dessein de la transformation de la personne.

L’art ne comble pas le vide ni les avaries qu’il induit, mais s’y confronte au contraire, dans la tonalité d’angoisse possible que le vide suscite, ou au contraire de sérénité lorsqu’il est accepté.

L’expérience des œuvres d’art, qui exemplifie la confiance dans l’absence de maîtrise totale avec les risques qu’elle comprend, peut permettre au sujet toxicomane de retrouver la surprise d’exister. Car faire œuvre, c’est se faire être à partir du vide. Ouvrir le vide dans lequel nous sommes… Ouvrir le vide comme celui qui a à dire et qui veut dire… C’est là où l’on voit que l’art est existence… La dimension constitutive de l’art est une dimension de l’existence même, de l’ex-ister, au sens de se tenir hors dans l’ouverture à l’imprévisible.

Des ateliers d’art-thérapie (art plastique, écriture, théâtre, clown et voix) ont été mis en place depuis dix ans dans le centre dont j’ai la responsabilité avec des effets probants.

Dans la dialectique subtile entre art et pathologie, Maldiney fait surgir un point essentiel : la rencontre avec les œuvres d’art qui sont, selon lui, saisissantes ; elles nous prennent par la surprise… qu’il s’agisse d’œuvres d’artistes fous ou d’œuvres de fous devenus artistes….

Le vertige peut se transformer en ouverture. Du vertige sort le rythme, du vide la plénitude, de l’absence la présence, du Rien l’Être. Seul le Vide, seul le Rien permet ce départ absolu qui est le temps premier de tout auto-mouvement et d’abord de cet auto-mouvement de l’espace-temps en lui-même qui est le rythme. Quoi de plus troublant que de considérer l’existence humaine comme une œuvre d’art qui est elle-même caractérisée par un jaillissement à partir de rien ? Quoi de plus troublant que d’admettre que l’existence ne procède d’absolument rien car c’est là seulement que quelque chose peut être ? Quoi de plus troublant que de considérer que l’existant prend son appel, comme on dit de l’appel d’un saut, mais sans appui sur rien de préexistant : que l’existant prend son appel sur ce qui l’appelle et ce qui l’appelle c’est ce qu’il appelle ? Si l’existence humaine, qui a la même constitution qu’une œuvre d’art, comme l’enseigne Maldiney, ne surgit de rien, on peut dire que la toxicomanie met en échec le « surgissement » et scelle un destin dans « l’inétance ». Et le rythme est la dimension constitutive des formes esthétiques-artistiques comme telles. Ce n’est donc pas en vertu d’une perfection visée et atteinte, dont l’idée reste attachée à celle de chef d’œuvre, que l’art peut avoir valeur thérapeutique. Au contraire, c’est à raison de ce qu’Oskar Becker a nommé sa « fragilité » et de la « nature aventurière de ses formes, existant au péril du rien » (Sens de l’art thérapie).

C'est au moment du détachement que devient possible une création. La précession de soi est essentielle dans l'acte de création. Quand on dit qu'on s'exprime dans une œuvre d'art, cela est un leurre total car ce serait dire ce qu'on était avant. Or, faire œuvre c'est ex-ister, à travers l'œuvre, en avant de soi. L'œuvre dépasse son auteur. La création, c'est créer au-dessus de soi. L'œuvre est une quête du soi qui n'est pas là d'avance: il n'est qu'à l'état de possibilité.Celui qui ne s'abîme pas au rien n'est pas créateur. Un soi qui se sait d'avance, c'est un personnage, ce n'est pas une personne. Le vide est le lieu de ressourcement de l'œuvre.

Qu’y a-t-il de commun au jeu et à l’art qui puisse éclairer la nature de cet espace ? – Ce qui constitue précisément l’essentiel d’une œuvre : la Gestaltung. Elle est à la fois l’acte et le produit de l’activité de jeu au sens d’une poussée à l’activité, sans aucune référence à un but ni à une règle. Jouer – sans jouer à rien – ne consiste pas à inventer des mouvements, mais à se livrer à ses propres mouvements dont la spontanéité est imprévisible. De même, une forme esthétique est en voie d’elle-même, non en vue d’elle-même. On ne saurait l’anticiper à partir de l’un quelconque des moments de sa formation, dont l’avenir reste ouvert, à l’aventure d’une transformation qui est son existence. La Gestaltung est la dimension suivant laquelle une forme se forme : elle est rythme. C’est en quoi elle est à la fois révélatrice et inductrice d’une existence. C’est en se comportant à l’être à partir du Rien, où elle se tient, libre pour l’ouvert, que l’œuvre d’art –antithèse de l’angoisse-, ou que le rythme –antithèse du vertige- accomplit ce que Heidegger appelle le miracle des miracles : à savoir que l’étant est. (AE, p.207).

S’il y a bien une caractéristique du comportement toxicomaniaque, c’est la recherche du rien par le tout ou encore le refus du rien par le tout : une sorte de quête du fini ou de l’infini, comme une transcendance enlisée, un enlisement dans le néant. Et surtout, il semblerait que le toxicomane, souvent malgré lui, vit, dans son corps, le néant. Exister au péril du rien : voilà bien ce qu’il ne peut pas faire. Car exister, c’est avoir sa tenue hors de soi et se tenir à l’intérieur de ce « hors » comme inversement ce hors de soi s’intériorise à « l’existant qui a son origine au rien de son issue ». Exister est pouvoir ouvrir son champ de réceptivité au rien.La personne addicte n’existe pas à partir de rien, mais est aimantée par le rien (ou le tout) : il n’y a pas chez elle le potentiel de mobilité qui permet d’appréhender le vide en même temps que l’espace et le monde.

Nous avons affaire à une véritable dialectique du rien, propre à l’homme, qui conduirait à considérer l’addiction comme une possibilité de l’homme sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est à partir de l’insaisissable (l’illimité, l’apeiron), du non évaluable (le vide, le souffle), et de l’inanticipable (l’émotion, la rencontre). Pathologie de l’existence donc, comme la psychose avec l’échec de la rencontre, l’addiction consisterait à supprimer le risque du rien, porte d’accès à l’existence, en ne voyant qu’un abîme vertigineux que la dimension artistique pourrait transformer en ouverture.L’ouverture est alors cette organisation du vide et du plein par où l’espace se ressource en lui-même.

« …Dans l’accueil de l’événement ouvrant à chaque fois un monde autre, l’être-là se transforme. Souvent quand éclate l’ancien monde, il y a un moment d’incertitude où l’être-là est suspendu à l’événement dans la béance. Mais l’être-là se transformant, la béance disparaît à travers elle-même dans la patence de l’ouvert, comme ailleurs et de même, le vertige dans le rythme. »