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Qu'est-ce que la phénoménologie ? (P. CABESTAN)

Qu’est-ce que la phénoménologie ?

Philippe Cabestan*

Il est évidemment mille et une manières de répondre à une telle question et, avant de nous plonger dans des considérations à la fois historiques, méthodologiques et doctrinales, commençons par une brève anecdote. Nous sommes en 1933, à Paris, rue Montparnasse, à la terrasse d’un café, le Bec de Gaz. Autour de la table, se trouvent Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Raymond Aron. Ce dernier revient d’un long séjour à Berlin où, alors que le nazisme s’apprête à s’emparer du pouvoir politique, il a découvert une philosophie nouvelle qui demeure en France encore très mal connue. Il tente d’expliquer à Sartre de quoi il s’agit et lui dit : « tu vois, mon petit camarade, si tu es phénoménologue, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie ». On discute encore pour savoir s’il s’agissait d’un cocktail à l’abricot ou d’un simple bock de bière[1]. Peu importe ! Selon Simone de Beauvoir qui nous rapporte la scène dans La force de l’âge[2], Sartre en aurait pâli d’émotion, ou presque. Car il aurait découvert alors, d’un coup, ce que lui-même recherchait depuis des années et qui allait se révéler décisif dans son propre parcours : la phénoménologie.

I. Retour aux choses mêmes

L’anecdote est sans doute un peu naïve. Elle rappelle ces fables de l’histoire des sciences au dire desquelles Archimède aurait trouvé son théorème en prenant un bain — il se serait même écrié : eurêka ! — et Newton la gravité universelle en voyant une pomme tomber. Elle n’en est pas moins commode dans la mesure où elle permet de souligner un premier trait de la phénoménologie. Loin de rester assujettie aux grandes œuvres philosophiques du passé, loin de s’égarer dans des spéculations métaphysique et de prétendre démontrer rationnellement l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme, la phénoménologie est animée par une exigence fondamentale que partage tous ceux qui s’en réclament et que l’on résume habituellement à l’aide d’une formule : « retour aux choses mêmes ». On le dit parfois en allemand, non sans raison puisque la formule fut pour la première fois énoncée par un philosophe allemand, Edmund Husserl (1859-1938) : « Auf die “Sachen selbst” zuruckgehen »[3]. Qu’est-ce à dire ?

Reconnaissons que ce qui sonne parfois à la manière d’un slogan est bien équivoque. Afin de prévenir un possible malentendu, il convient de souligner déjà que le mot ‘’choses’’ est ici trompeur et traduit imparfaitement la pensée de Husserl. En effet, ce mot « choses » nous fait spontanément penser aux objets de la perception et, plus particulièrement, de la perception visuelle : une pierre, un arbre, une chaise, la lune, etc., sont pour nous des choses. Or ‘’choses’’ ici signifie de manière bien plus général ‘’ce qui est en question’’ ou encore ‘’ce qui est en cause’’. Mieux : ‘’choses’’ est synonyme de phénomènes, au sens où les phénomènes, qu’ils soient matériels, formels, psychologiques, sociaux, culturels ou spirituels, désignent tout ce qui montre ou encore apparaît. De ce point de vue, on peut proposer une première définition de la phénoménologie qui recoupe son étymologie : du grec phainomenon, ce qui apparaît, et logos, discours, science, la phénoménologie est la science des phénomènes.

Plus précisément, pour Husserl notamment, le retour « aux choses mêmes » est une exigence première qui doit conduire le phénoménologue à prendre pour objet d’analyse non seulement les phénomènes mais aussi les modalités ô combien diverses selon lesquelles ils se donnent au sujet qui les saisit à travers ses vécus de conscience. Par exemple, on peut s’interroger sur l’imagination et tenter de décrire phénoménologiquement les objets irréels de la conscience qui les vise selon une modalité spécifique, distincte de la perception. De manière analogue on peut tenter à l’instar de Husserl une phénoménologie de la conscience intime du temps[4]. Apparaît ici une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité. Cette notion est en effet au cœur de ses analyses de la conscience qui est dite intentionnelle au sens où elle vise un objet — réel, irréel, idéal — qui n’est pas elle et qui est dit intentionnel. On présente souvent l’intentionnalité de manière un peu scolaire mais finalement assez exacte en reprenant la formule de Husserl : « Toute conscience est conscience de quelque chose ».

Le terme de phénoménologie est à vrai dire bien antérieur à l’œuvre de Husserl et se rencontre sous la plume d’un certain Jean Henri Lambert, en 1734. Comme on le sait, il est repris en 1807 par Georg Wilhelm Friedrich Hegel lorsqu’il rédige La Phénoménologie de l’esprit. Cependant, en tant que courant philosophique spécifique, la phénoménologie n’apparaît qu’au début du vingtième siècle avec l’œuvre de Husserl. Né en 1859, en Moravie (actuelle République tchèque), Husserl meurt à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne) en 1938. Mathématicien de formation, élève de Franz Brentano, son œuvre est proprement colossale. Il publie en 1901 Les Recherches logiques qui, en français, se présentent sous la forme de quatre forts volumes, d’une lecture difficile mais décisive pour qui veut s’initier à la phénoménologie. Viennent ensuite bien d’autres ouvrages tels que les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures (1913) ou encore Les Méditations cartésiennes (1929). Nous ne pouvons évidemment pas citer tous les titres qui, de plus, ne représentent que la partie émergée d’une œuvre largement posthume, dont la publication assurée par les Archives Husserl de Louvain n’est toujours pas achevée, et qui comprend déjà plus d’une quarantaine de volumes.

On comprendra que dans ces conditions il est difficile d’exposer en quelques mots les grandes lignes d’une pensée particulièrement riche. Il y a cependant un point que l’on ne peut pas ne pas évoquer et qui domine voire hante la pensée husserlienne comme celle de ses disciples. En effet, aux yeux mêmes de son fondateur, la phénoménologie désigne non pas une doctrine dont on pourrait fixer une fois pour toutes le contenu, non pas un ensemble de convictions ou de valeurs mais une méthode sans laquelle ce qui est en question, le phénomène, demeure inapparent, et que Husserl dénomme « la réduction phénoménologique ». En d’autres termes, la phénoménologie exige une rupture avec l’attitude dite naturelle, c’est-à-dire avec l’attitude qui est la nôtre dans la vie quotidienne alors que nous nous rendons à notre travail, faisons des courses ou préparons le repas et, ce, grâce à la mise entre parenthèses ou suspension (épochè) de tous les présupposés qui font obstacle à la saisie des phénomènes en tant que tels. De ce point de vue, loin d’être ce qui se montre ou apparaît spontanément à tout un chacun, le phénomène constitue bien plutôt ce qui demeure d’abord et le plus souvent voilé, inapparent et qui doit être dévoilé.

Parmi les très nombreux disciples de Husserl, on peut citer les noms — sans doute guère connus de ce côté du Rhin — de Max Scheler (1874-1928), Roman Ingarden (1893-1970), Eugen Fink (1905-1975), Jan Patocka (1907-1977), sans oublier naturellement celui du plus célèbre d’entre eux, Martin Heidegger (1889-1976), sur lequel nous allons revenir dans notre deuxième partie. Mais auparavant, sans quoi notre esquisse serait par trop incomplète, il faut mentionner les noms de Jean-Paul Sartre (1905-1980) dont L’Etre et le néant, publié pendant la seconde guerre mondiale, en 1943, porte pour sous-titre : Essai d’ontologie phénoménologique ; d’Emmanuel Levinas (1905-1995) à qui l’on doit d’avoir introduit la phénoménologie en France[5] ; d’Eugen Fink (1905-1975) qui fut le secrétaire privé de Husserl à partir de 1933 ; de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), l’auteur de la Phénoménologie de la perception en 1945 ; de Henri Maldiney (1912-1913) ; de Paul Ricœur (1913-2005), traducteur alors qu’il était dans un camp de prisonnier en Allemagne, des Idées directrices pour une phénoménologie de Husserl ; de Michel Henry (1922-2002) qui développa une phénoménologie de la Vie (avec un V majuscule) ; de Jacques Derrida (1930-2004), penseur de la différance (avec un a) et de la déconstruction[6]. Tous ces auteurs se rattachent d’une manière ou d’une autre à l’œuvre fondatrice de Husserl. Certes, nous passons sous silence bien des noms et nous nous limitons prudemment aux auteurs décédés. Mais ceux que nous citons permettent déjà d’entrevoir la richesse d’un courant de pensée qui a pour une large part dominé le vingtième siècle et qui demeure aujourd’hui, notamment en France, extrêmement vivant[7].

II. Heidegger et la question de l’être

Il faut accorder dans cette histoire de la phénoménologie une place toute particulière à Heidegger dont le maître ouvrage de 1927, Être et temps, porte en exergue : « À Edmund Husserl, en témoignage de vénération et d’amitié », et qui fut longtemps considéré par Husserl lui-même comme son plus fidèle disciple. On raconte que « Husserl avait coutume, dans les années vingt, de déclarer que la phénoménologie, c’est moi et Heidegger, et personne d’autre »[8]. Cependant, Husserl pris assez rapidement la mesure du fossé qui séparait ses recherches de celles de Heidegger — sans parler, sinon par prétérition, de la question de l’engagement nazi et de l’antisémitisme de ce dernier alors même que Husserl, d’origine juive et converti au protestantisme en 1886, était exclu de l’université[9]. Reste que Heidegger représente pour la phénoménologie un moment décisif au point que son œuvre a pu parfois occulter celle de son maître.

S’il fallait résumer en quelques mots ce qui les sépare, le plus simple serait sans doute de souligner la continuité que Husserl lui-même établit entre son œuvre et celle de Descartes alors que Heidegger entend rompre avec ce qu’il tient pour un subjectivisme caractéristique de la modernité et dont le cogito cartésien est l’expression la plus prégnante. En outre, tout en faisant sienne l’idée que la phénoménologie est avant tout le nom d’une méthode et non celui d’une doctrine dont on pourrait exposer le contenu, Heidegger fixe à la phénoménologie une tâche à la fois nouvelle, dans la mesure où elle fut délaissée, et très ancienne puisqu’elle se trouve à la naissance même de la philosophie grecque[10], selon laquelle la philosophie alias la phénoménologie doit se confronter à l’énigme de la question « du sens de l’être »[11]. Ainsi, alors que pour Emmanuel Kant les trois grandes questions que se posent la philosophie : « que puis-je savoir ? », « que dois-je faire ? », « que m’est-il permis d’espérer ? » se ramènent finalement à la question : « qu’est-ce que l’homme ? » ; alors que pour Henri Bergson la philosophie doit tenter de répondre à ces questions vitales : « d’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? », pour Heidegger, la pensée doit se hisser à la question : « que signifie être ? » — contrairement à la science qui, d’une certaine manière y a toujours déjà répondu.

Cette interrogation ontologique peut paraître bien éloignée de nos préoccupations quotidiennes et même des questions que nous sommes amenés parfois à nous poser sur l’existence en générale et la nôtre en particulier. Ce qui, comme nous allons essayer de le montrer, est à la fois vrai et faux. En effet, nous avons recours à tout moment, dès que pour ainsi dire nous ouvrons la bouche, au verbe être. Inutile pour illustrer cela d’aller chercher midi à quatorze heures et de se demander gravement pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ou d’affirmer avec Descartes au début de la deuxième de ses Méditations métaphysiques : « je suis, j’existe ». Il suffit de se demander très prosaïquement si le radiateur est chaud ou si le beurre est dans le réfrigérateur. Et force est de reconnaître que nous comprenons spontanément la signification du verbe être quoique, avouons-le, nous serions bien embarrassés de devoir l’expliciter. Si nous sommes un peu plus ‘’savants’’, nous pourrions ajouter que, conformément à la définition aristotélicienne de la proposition, le verbe être remplit ici la fonction d’une copule qui donc relie le sujet (radiateur) et le prédicat (chaud). Nous pourrions même rappeler que le même Aristote pose déjà dans sa Métaphysique la question du sens de l’être lorsqu’il se demande ce qu’est l’être en tant qu’être et qu’il constate qu’il y a en grec plusieurs manières de dire l’être. C’est dans le prolongement de ces analyses que se situe l’auteur de Être et temps lorsqu’il s’interroge à son tour sur la manière dont Aristote et la philosophie en général posent (ou ne posent pas) la question : que signifie être ?

Sans entrer plus avant dans les analyses relativement complexes, nous pouvons déjà exposer l’un de ses résultats les plus remarquables et qui nous concernent immédiatement en tant qu’êtres humains. En effet, on définit traditionnellement l’homme comme un animal raisonnable (animal rationale), c’est-à-dire comme un être qui relève du genre animal et qui se distingue par cette différence spécifique que constituerait sa raison. Cette définition va de soi, ne serait-ce que parce qu’elle fut inlassablement répétée au cours des siècles depuis Aristote. Pourtant, elle s’avère d’un point de vue ontologique plus que discutable et c’est elle que Heidegger remet en question lorsqu’il se demande ce que signifie être pour l’être humain. En d’autres termes, être possède-t-il le même sens quand nous parlons d’une pierre, d’un animal ou d’un homme ? Dans le premier cas il s’agit d’une chose, dans le deuxième d’un être vivant et dans le troisième d’un être humain. Or, à rebours d’une métaphysique à laquelle le darwinisme a donné une nouvelle assise et qui ignore l’humanité de l’homme en tenant l’homme pour un animal comme les autres[12], Heidegger souligne le fossé qui sépare le vivant et l’existant, autrement dit l’animal et l’homme qui n’est pas — mieux : qui n’est plus[13] —  un vivant mais un existant dont le mode d’être est, contrairement aux apparences, radicalement autre que celui du vivant.

Mais l’homme, dira-t-on, n’a-t-il pas des jambes et des bras, une bouche, un nez, etc., comme n’importe quel chien, chat ou rat de laboratoire ? Avant de répondre à cette objection de bon sens, on peut noter que la langue elle-même établit spontanément un fossé entre l’homme et l’animal, en réservant à l’homme le privilège d’avoir des jambes et non des pattes, une bouche et non une gueule, un nez et non une truffe, etc. Il est du reste assez courant d’insulter un homme en lui commandant de fermer sa ‘‘gueule’’ quand on ne le menace pas de la lui casser. Mais de manière plus essentielle, il est possible de mettre en évidence avec Heidegger certains des traits qui distinguent le mode d’être de l’homme. Dans cette perspective, on peut noter que l’homme est un être qui partage avec ses semblables un seul et même monde et que ce monde est distinct, même s’il les englobe, des différents environnement dans lesquels vivent les espèces vivantes ; que l’homme est un être qui existe, au sens où il est présent au monde en étant en avant de lui-même sous la forme du projet et en arrière de lui-même sous la forme de l’avoir-été ; que son être est un être-possible et que, contrairement à la chose qui est condamnée à être ce qu’elle est, il lui incombe de choisir l’existence qui sera la sienne ; et, surtout, que l’homme est un être qui s’interroge aussi bien sur son être que sur l’être en général, même s’il préfère le plus souvent éviter cette interrogation qui suscite en lui une certaine angoisse. Sans doute n’avons-nous fait ici qu’esquisser quelques traits fondamentaux de l’être de l’homme. Mais nous comprenons déjà qu’il s’agit d’une tout autre conception, en rupture avec son interprétation traditionnelle comme animal raisonnable. C’est pourquoi Heidegger recourt à une terminologie nouvelle et introduit la notion de Dasein — on traduit parfois ce terme allemand par « être-là » — qui désigne l’homme comme ouverture (Da) à la question de l’être (Sein).

III. Phénoménologie, théologie, anthropologie

Il va de soi que la phénoménologie ne se réduit pas à l’œuvre de Heidegger et on pourrait, non sans raison, nous reprocher de lui avoir accordé ici une place trop importante. L’histoire de la phénoménologie est d’une grande richesse et, comme nous l’avons vu, comprend bien d’autres noms en dehors de celui de Heidegger. Mais il faut en même temps reconnaître que, depuis la publication en 1927 du maître ouvrage de Heidegger, Être et temps, les phénoménologues ne peuvent ignorer une œuvre qui est devenue pour la plupart d’entre eux une source majeure de réflexion et vis-à-vis de laquelle, tout du moins, chacun est comme contraint de se situer. C’est ce que l’on peut montrer en évoquant brièvement les œuvres de deux lecteurs de Husserl et de Heidegger : Sartre et Levinas.

Nous avons vu en introduction de quelle manière Sartre découvre la phénoménologie grâce à son camarade Raymond Aron. On ne saurait trop insister sur l’importance et la fécondité de cette découverte que Sartre lui-même a maintes fois soulignée. Mais tandis que les premiers textes de Sartre, comme son Essai sur la Transcendance de l’ego ou sur L’Imaginaire, sont étroitement liés à l’œuvre de Husserl, L’Être et le néant témoigne, ne serait-ce que par son titre, du poids de la pensée de Heidegger. En effet, tout en demeurant à sa manière fidèle à Husserl et à Descartes, Sartre s’y approprie la thèse de Heidegger selon laquelle l’homme est un être dont le mode d’être est irréductible à celui de la chose. C’est dans cette perspective ontologique qu’il convient de ressaisir la célèbre affirmation de L’Existentialisme est un humanisme, selon laquelle, contrairement à la chose dont l’essence précède l’existence, c’est-à-dire qui est nécessairement ce qu’elle est, et, ce, conformément à son essence, l’homme est cet être dont « l’existence précède l’essence ». Car, contrairement à la chose, l’homme est selon Sartre un être qui est condamné à exister, c’est-à-dire à se projeter librement dans l’avenir et, du même coup, à choisir sa manière d’être au monde. Certes, je ne choisis ni le jour ni l’heure ni le lieu de ma naissance et il ne dépend pas de moi que je sois de grande ou de petite taille. Mais il me revient de déterminer ce que je ferai de mon existence dont le cours est donc contingent car suspendu à ma liberté. Ce n’est donc qu’au terme de mon existence que les autres pourront dire qui je fus : entreprenant ou timide, généreux ou mesquin, volontaire ou velléitaire, etc., et établir après coup mon ‘’essence’’.

Elève de Husserl puis de Heidegger en 1928-1929 à Friburg-en-Brisgau (Allemagne), Levinas consacre sa thèse de Doctorat à la théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl qu’il publie quelques mois plus tard. Cet ouvrage de quelque deux cents pages constitue encore de nos jours l’une des meilleures introductions à la pensée de Husserl et à la phénoménologie en générale[14]. Quelle que soit la distance qui par la suite le sépare de Husserl, Levinas a toujours reconnu sa dette à son égard et salue à plusieurs reprises la découverte husserlienne de l’intentionnalité à laquelle il reconnaît une importance décisive pour sa propre pensée, à l’instar du reste de Sartre[15]. Cependant, il est frappant de constater à quel point la lecture de Husserl par Levinas est déjà heideggérienne, au sens où elle insiste sur la dimension ontologique des recherches de Husserl, dont elle souligne en particulier l’opposition établie entre l’être de la conscience et l’être de la chose. Et, pourtant, c’est contre Heidegger et son primat de l’ontologie que Levinas développe une réflexion éthique qui situe l’Autre ou l’Infini au-delà de l’apparaître, au-delà du visible, mieux : au-delà de l’être. Ce tournant, qualifié en son temps par Dominique Janicaud (1937-2002), de tournant théologique, suscita bien des controverses. Force est de reconnaître que dans cette affaire Levinas est loin d’être isolé et que d’autres phénoménologues se sont également attachés à mettre la phénoménologie au service de la foi. Nous pensons à Jean-Luc Marion, auteur en 1982 de Dieu sans l’être, ou à Michel Henry, qui publie en 1996 C’est moi la vérité. Pour une philosophie du christianisme. Sans aller jusqu’à dénoncer « une prise en otage » de la phénoménologie par la théologie[16], il n’est pas illégitime de se demander si la phénoménologie n’a pas perdu en chemin l’exigence du retour aux choses mêmes, qui guida son fondateur. En un mot : son âme.

Nous ne voudrions pas achever cette présentation de la phénoménologie sans indiquer ce qui, de notre point de vue, constitue l’un de ses prolongements les plus féconds, et qui concerne aussi bien l’anthropologie que l’histoire, la sociologie ou la psychopathologie, ce qu’on appelle parfois les sciences humaines ou encore les sciences de l’esprit. Il y a en effet dans la phénoménologie, un point de départ décisif pour des recherches qui bien souvent — bien trop souvent — succombent aux sirènes de ce qu’on peut appeler le naturalisme ou physicalisme, et contre lesquelles la phénoménologie constitue une sorte de rempart. Par naturalisme nous entendons ce que Husserl déjà critiquait en 1911 dans un article intitulé « La philosophie comme science rigoureuse » lorsqu’il s’élevait contre cette forme de réductionnisme, issue des sciences de la nature, qui revient à considérer que « tout est nature et avant tout nature physique »[17]. En d’autres termes, fort du modèle des sciences physiques de la nature, telles qu’elles se sont développées à partir du dix-septième siècle, le naturalisme entend mobiliser, en dehors de leurs champs d’application légitime aux phénomènes naturels, des concepts issus des sciences de la nature.

Ainsi, depuis de nombreuses années, les neurosciences sont-elles tentés de réduire la pensée au cerveau et d’assimiler les phénomènes psychiques à des processus explorés en termes de neurones. L’homme est alors assimilé, pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Jean-Pierre Changeux, à un homme neuronal. De ce point de vue, l’empathie est une capacité qui repose sur des systèmes neurologiques ; l’amour est une affaire de dopamine : un neuromédiateur du système nerveux central qui est censé ‘’inondé’’ le cerveau des amants, etc. On pourrait également évoquer le cas plus ambigu de la psychanalyse freudienne qui, d’une part, recherche le sens de phénomènes psychiques et interprète par exemple le rêve en fonction de désirs ou pulsions inconscientes et qui, d’autre part, envisage le psychisme comme un ensemble de forces dotées d’une certaine quantité d’énergie et qui, au nom de la scientificité même de la psychanalyse, soumet l’ensemble des phénomènes psychiques au principe du déterminisme de la nature. Ce qui revient ni plus ni moins à nier la liberté de l’homme. Pour la phénoménologie, qu’il s’agisse des neurosciences ou de la psychanalyse, le naturalisme doit être interrogé au moins dans sa prétention scientiste à détenir seul la vérité des conduites humaines.

Conclusion

Quoique toujours aussi ‘’jeune et fraiche’’, la phénoménologie est désormais plus que centenaire. Nombreux sont ceux qui s’en réclament et qui, par leurs multiples travaux, contribuent à sa longévité comme à sa fécondité. Comment, à cet égard, ne pas partager l’effroi de l’honnête homme qui, animé de la meilleure volonté du monde, voudrait se faire une idée d’un ensemble aussi foisonnant. On pense à ce roi Zémir du conte Zen, « Le Bol et le bâton », qui demanda un jour à ses érudits d’écrire pour lui l’histoire de l’humanité. Au bout de vingt ans, les hommes de science apportèrent au palais les fruits de leurs travaux : cinq cents volumes ! « J’ai déjà quarante ans, dit le roi Zémir, et n’aurai jamais le temps de tout lire ! ».

S’il nous fallait impérativement abréger notre propos et résumer d’un mot ce qu’est la phénoménologie, nous choisirions, non sans quelques hésitations, celui de réduction. Sans doute ce terme donne-t-il lieu à bien des discussions entre les phénoménologues. Il nous semble néanmoins que la réduction phénoménologique caractérise au mieux la phénoménologie en tant qu’elle est une manière ou « un style », pour reprendre l’heureuse expression de Merleau-Ponty[18], et une méthode. En d’autres termes, comme nous l’avons vu, la phénoménologie naît d’une rupture avec les présupposés de l’attitude dite naturelle afin d’accéder aux choses elles-mêmes, les phénomènes en tant que tels[19].

               Enfin, quitte à simplifier les choses à l’excès, on pourrait soutenir que la philosophie contemporaine est encore et toujours alimentée par deux grands courants de pensée, qui dominent largement le vingtième et ce début du vingt-et-unième siècle : d’une part, la philosophie dite analytique, qui s’est développée en Angleterre avec Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein mais dont la fécondité, notamment via sa mise en question du langage et des questions qu’il suscite, est loin de se limiter au monde anglo-saxon ; et, d’autre part, la phénoménologie. Reconnaissons-le : certains — à l’instar de l’un de nos immortels — vont jusqu’à tenir la phénoménologie pour la philosophie de notre temps[20]. Sans doute vaut-il mieux laisser l’histoire trancher.



Professeur de chaire supérieure en classes préparatoires aux grandes écoles (C.P.G.E.) au Lycée Janson de Sailly (Paris) et président de l’Ecole Française de Daseinsanalyse. Email : Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir.

A. Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, Paris, Gallimard, 1985, p. 181.

S. de Beauvoir, La force de l’âge, Paris, Gallimard, 1960, p.156-7.

E. Husserl, Recherches logiques, Paris, PUF, collection Epiméthée, 1961, t.II, 1, p. 6.

E. Husserl, Phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1964.

Plus exactement, Victor Delbos publie en 1911, dans la Revue de Métaphysique et de Morale, un premier article consacré à la conception husserlienne de la logique pure et à sa critique du psychologisme. ; qui est suivi par la publication en 1925 de Phénoménologie et philosophie religieuse de Jean Hering, professeur à l’université de Strasbourg, et en 1930, par La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl d’Emmanuel Levinas.

Pour la présentations des œuvres de ces différents auteurs, nous permettons de renvoyer à deux publications que nous avons coordonnées : Introduction à la phénoménologie, Paris, Ellipses, 2003, et Introduction à la phénoménologie contemporaine, Paris, Ellipses, 2006.

On pourra se faire une idée de l’actualité de la phénoménologie contemporaine en France grâce à l’ouvrage publié récemment en langue allemande et consacré à la nouvelle phénoménologie. Cf. Neue Phänomenologie in Frankreich, H.-D. Gondek et L. Tangélyi, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 2011. Quitte à ignorer ou surestimer tel ou tel auteur, risquons-nous à donner tout de même quelques noms de phénoménologues contemporains. Nous pensons alors à Bernhard Waldenfels (1934), Françoise Dastur (1942), Jean-François Courtine (1944), Rudolf Bernet (), (Jean-Luc Marion (1946), Jean-Louis Chrétien (1952), Renaud Barbaras (1955), Dominique Pradelle (1964), Natalie Depraz (1964), Claude Romano (1967), Dan Zahavi (1967).

H. Spiegelberg, The Phenomenological Movement, La Haye, Nijhoff, 1960.

Cette question de l’engagement de Heidegger et de ses racines comme de ses répercussions dans la pensée même de Heidegger a suscité de très nombreux travaux plus ou moins érudits. Nous nous contenterons ici de renvoyer le lecteur au livre de Peter Trawny, Heidegger et l’antisémitisme. Sur les Cahiers noirs, Paris, éditions du Seuil, 2014.

« C’est précisément ce fait qu’il y a être et non pas rien qui a fait naître l’émerveillement des premiers penseurs grecs », F. Dastur, Figures du néant et de la négation. Entre orient et occident, éditions Les Belles Lettres, collection ‘’encre marine’’, 2018, p. 62.

M. Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 21.

C’est en ce sens que Heidegger affirme que « la métaphysique pense l’homme à partir de l’animalitas, elle ne pense pas en direction de son humanitas », Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1983, p. 75 ; F. Dastur, Heidegger et la question anthropologique, Editions Peeters, Louvain-Paris, 2003, p. 77.

E. Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, 2011.

E. Levinas, La Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), Paris, Vrin, 1994.

Nous pensons à l’article de 1939 repris dans Situations I : « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », J.-P. Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1975.

D. Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, éditions de l’éclat, 1991, p. 31.

E. Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, Paris, PUF, 1989, p. 19.

M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, collection TEL, 1985, p. II.

En ce sens les phénoménologues n’ont pas l’exclusivité des analyses phénoménologiques et on peut s’interroger sur la teneur phénoménologique de toute analyse philosophique qu’il s’agisse du cogito cartésien ou de la théorie platonicienne de l’amour.

J.-L. Marion, Réduction et donation, Paris, PUF, collection Epiméthée, 1989, p. 7.