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CABESTAN P. (12/12/2015)

Peut-on voir la vérité ?

Intuition eidétique et intuition catégoriale

Paris, Ecole Française de Daseinsanalyse

Samedi 12 décembre 2015

Philippe Cabestan

               Lorsqu’il est question de la réalité ou de la vérité, il arrive qu’on reconnaisse au toucher une place privilégiée dans la mesure où il semble le garant ultime de la vérité ou de la réalité de ce que nous percevons. Nous savons par le toucher que le bâton plongé dans l’eau n’est pas brisé quoique nous le voyions brisé, et si un sceptique vient à mettre en doute l’existence d’un objet comme celle de ce mur ou de cette table, on s’assure de sa réalité via de nouveau le toucher. Mais à cette conception ‘’tactile’’ de la vérité, on peut opposer une tout autre conception qui trouve son paradigme non plus dans le toucher mais dans le voir, dans la vision. C’est ainsi que Platon envisage la contemplation de l’idée (eidos) — la contemplation eidétique — en prenant pour modèle la vision. C’est la raison pour laquelle l’éducation dans l’allégorie de la caverne est décrite comme une éducation du regard, qui commence par une conversion du regard et qui s’achève par la contemplation du Bien dont l’analogon est la vision sensible du soleil.

Nous retrouvons mutatis mutandis cette antique conception de la connaissance, de la vérité (et de l’étantité de l’étant), dans le rôle dévolu par Husserl à l’intuition et à l’évidence. En effet, qu’est-ce que l’évidence, qu’est-ce que l’intuition ? Etymologiquement, l’évidence vient du latin evidentia qui est construit à partir du verbe videre qui signifie voir. De même, l’intuition vient du latin intueri qui signifie voir. Ainsi, le concept d’intuition correspond à l’idée d’une connaissance qui aurait l’immédiateté de la vision en opposition à une connaissance discursive, conceptuelle et médiate. C’est pourquoi dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Philalèthe soutient : « C’est comme l’œil voit la lumière que l’esprit voit que le blanc n’est pas noir, qu’un cercle n’est pas un triangle que trois est deux et un »[1]. Or si on admet facilement que l’esprit humain, via la sensibilité en tant que réceptivité, est en mesure de saisir intuitivement un objet sensible : je vois la porte, j’entends un coup de tonnerre, je sens une odeur de brulé, etc., en revanche la possibilité d’une intuition intellectuelle qui viserait non pas un objet sensible mais l’idée ou l’essence de cet objet ne va nullement de soi.

Sans remonter à Platon ainsi qu’à l’opposition du nous, de la raison intuitive, et de la dianoia, de la connaissance discursive dont relèvent par exemple les démonstrations et, plus généralement toute forme de raisonnements, on se contera de rappeler ici que pour Kant, l’entendement humain, et c’est là même la marque de sa finitude, est essentiellement discursif. En d’autres termes, Kant refuse d’accorder à l’homme une quelconque forme d’intuition intellectuelle, qu’il s’agisse de la saisie immédiate de l’essence de ce qui est, de l’intuition de l’être ou encore de l’intuition catégoriale. Sans doute l’homme a-t-il la faculté de concevoir grâce à son entendement différents concepts, comme par exemple le concept de triangle ou d’être vivant, mais ces concepts pour Kant ne sont par eux-mêmes que des représentations et ne sauraient correspondre à la saisie intuitive d’une essence[2].

Comme nous allons le voir, la position husserlienne est, à cet égard, en opposition radicale à celle de Kant. En effet, dans le prolongement du rationalisme cartésien, Husserl établit l’intuition au principe de la phénoménologie : qu’elle soit sensible ou intellectuelle, eidétique ou catégoriale, l’intuition nous donne à chaque fois la ‘’chose même (die Sache selbst)’’. C’est pourquoi, et nous allons revenir sur ce point au cours de cet exposé, Husserl soutient en 1913 que « toute intuition (Anschauung) donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance »[3]. Afin d’approfondir cette conception de l’intuition, nous nous poserons trois questions : qu’est-ce que l’intuition ? qu’est-ce que l’intuition eidétique ? qu’est-ce que l’intuition catégoriale ?

I. Qu’est-ce que l’intuition ? Intention vide et intuition remplissante

               Il convient de repartir de l’intentionnalité en tant que structure première de la conscience : toute conscience est conscience de quelque chose. Mais la conscience intentionnelle peut être soit intuitive soit non intuitive. Dans ce dernier cas, on a affaire à une intention qui vise son objet sans l’intuitionner[4]. Cette intention est alors dite vide. Tel est le cas lorsque j’écoute un propos dont je saisis seulement la signification : je sais ce à quoi il se réfère, je comprends ce qui est dit mais je ne vois pas ce que pourtant je comprends. A l’opposé, l’intuition correspond à un type de conscience intentionnelle, à une certaine manière de viser son objet dont l’intuition perceptive, c’est-à-dire la perception d’un objet donne le modèle. De ce point de vue, l’intuition, quelle qu’elle soit, est toujours la vision d’un objet. C’est pourquoi, comme le souligne Levinas en 1930, il n’y a pas entre l’intention qui vise à vide et l’intuition une différence de degré, une différence de clarté ou d’obscurité, mais une différence de nature[5]. L’intention qui vise un objet sans l’intuitionner est dite vide alors que l’intuition qui lui correspond est une intention dite pleine, c’est-à-dire qu’elle est une intention dont le sens est remplie par la présence de l’objet. Et ceci vaut aussi bien pour ces types d’actes intuitifs que sont la perception, l’imagination ou le souvenir que pour l’intuition eidétique ou l’intuition catégoriale dont le contenu est également, comme nous allons le voir, intuitif. Dans un cas comme dans l’autre, l’intuition est un acte possédant son objet, contrairement à l’intention qui vise seulement son objet. Levinas souligne même l’insatisfaction de cette dernière intention qui vise et qui aspire au remplissement[6].

Cette conception des actes non intuitifs et de leur remplissement par des actes intuitifs fonde la conception husserlienne de la vérité que l’on définit traditionnellement comme adæquatio rei et intellectus, concordance ou accord ou adéquation de la chose et de la pensée. Pour Husserl cette concordance s’accomplit précisément sous la forme du remplissement de l’intention qui vise son objet, lorsque l’objet est réellement présent ou donné tel qu’il était intentionné ou visé à vide. Par exemple, je pense à un toit couvert de tuiles rouges, sans le voir ou l’imaginer ; je lève les yeux, et je vois alors ce toit tel que je l’avais visé à vide[7]. Le jugement : le toit est couvert de tuiles rouges est vrai. Nous comprenons ainsi que le critère de la vérité pour Husserl est l’évidence qui n’est naturellement pas un phénomène purement subjectif mais qui correspond à la conscience que l’objet est là en personne, tel qu’il a été auparavant visé de manière non intuitive. De ce point de vue, il y a un incontestablement un privilège de la perception parmi les actes intuitifs de la conscience, dans la mesure où la conscience perceptive selon Husserl est cette intuition originaire qui donne à voir l’objet « en chair et en os », contrairement au souvenir ou à l’imagination qui sont des actes intuitifs dans lesquelles l’objet est bien donné mais re-présenté.

Dans les Méditations cartésiennes, Husserl définit l’évidence, au sens le plus large du terme, comme « un accès par la vision intellectuelle à la chose même »[8]. Nous retrouvons ainsi le mot d’ordre de la phénoménologie, formulé dans l’introduction des Recherches logiques : « retour aux ‘’choses mêmes’’ », les choses en question n’étant pas en l’occurrence les objets extérieurs que nous livre la perception mais l’essence de ce qui apparaît. Comme nous l’avons vu en introduction, cette conception de l’évidence conduit Husserl à se donner pour premier principe méthodique : « ne porter aucun jugement ou en admettre la validité que je ne l’aie tiré de l’évidence, dans des expériences au sein desquelles, pour moi, les choses et les états de choses en question sont présents en tant que tels »[9]. Ainsi l’évidence est-elle le fondement, c’est-à-dire la condition de la légitimité de toute affirmation ou de tout jugement. Il y a naturellement différents degrés de perfection dans l’évidence et Husserl distingue l’évidence apodictique qui est absolument indubitable : ego sum (je suis) ou sum cogitans (je suis pensant) ; l’évidence adéquate qui caractérise la saisie réflexive des vécus de conscience ; ou encore l’évidence de la perception externe dite inadéquate parce que son remplissement est toujours partielle[10].

Il serait ici un peu long de détailler ces différents types d’évidence, et nous préférons aborder à présent la conception husserlienne de l’intuition intellectuelle qui peut prendre les deux formes distinctes de l’intuition eidétique et de l’intuition catégoriale.

II. Intuition eidétique ou intuition des essences (Wesensschau)

Peut-on établir l’essence ou eidos d’un phénomène physique tel que la chute d’un corps ? D’une conduite comme l’émotion ? D’une passion comme l’antisémitisme ? D’une maladie telle que la mélancolie ? Et si oui, comment ? Selon Husserl, ce ne peut être ni par l’induction qui n’offre que des généralités empiriques[11] ; ni par la déduction qui suppose au préalable qu’on établisse les principes d’une telle déduction. La solution réside alors du côté de l’intuition eidétique qui seule est à même de donner au sujet l’essence a priori d’un phénomène. Qu’est-ce à dire ?

               La conception husserlienne de l’intuition eidétique repose sur une distinction, reprise au début des Ideen I, entre le fait et l’essence. Le fait désigne un être individuel, une existence spatio-temporelle, caractérisée par la contingence : ce qui est là pourrait être ailleurs dans l’espace comme dans le temps et pourrait apparaître sous une autre forme. Mais le fait a en soi-même telle ou telle constitution, il a sa spécificité, « son faisceau permanent de prédicats essentiels »[12]. Ainsi chaque son, chaque couleur, chaque chose matérielle possède sa propre spécification eidétique, son essence, son eidos. De ce point de vue, si le fait et l’essence sont inséparables, l’essence néanmoins peut toujours être posée pour elle-même en tant qu’objet d’un acte intuitif. Husserl insiste : il ne s’agit pas ici d’une simple analogie et, comparant l’intuition empirique d’un objet individuel et l’intuition d’une essence, il déclare : « L’intuition des essences elle aussi est une intuition et l’objet eidétique lui aussi un objet ». En outre, tout comme l’intuition empirique, l’intuition eidétique est pour Husserl une « intuition donatrice originaire », qui saisit par conséquent l’essence en tant que telle[13].

               Toutefois ces déclarations demeurent relativement vagues, et il faut encore comprendre concrètement de quelle manière la conscience est en mesure de saisir intuitivement une essence. En effet, contrairement à l’intuition sensible ou perception, l’intuition eidétique est une opération complexe et suppose ce que Husserl nomme un acte d’idéation, c’est-à-dire de conversion de l’intuition empirique en vision de l’essence. On peut expliciter ce dernier point à partir de la distinction, reprise de Franz Brentano, entre les actes simples et les actes fondés, c’est-à-dire entre les actes qui peuvent être accomplis indépendamment de tout autre acte comme l’acte de perception et l’acte qui repose sur un autre acte, ce dernier étant donc la condition de possibilité du premier. Par exemple l’acte d’évaluer est un acte intentionnel qui vise une valeur et qui repose sur l’acte de perception de ce qui est évalué[14]. De manière analogue, l’intuition de l’essence est un acte fondé et non un acte simple, dans la mesure où elle suppose à sa base une intuition sensible portant sur un objet empirique, correspondant à l’essence, et qui en constitue alors un exemple[15]. Ainsi, l’acte d’idéation qui me permet d’accéder à l’intuition de l’essence du rouge prend pour point de départ l’objet individuel : le rouge de cette étoffe qui est là devant moi[16].

Mais, à vrai dire, le point de départ n’est pas nécessairement un objet individuel empirique, présent en chair et en os, et peut être également un objet re-présenté comme c’est le cas lorsque j’imagine un objet rouge. En outre, l’idéation peut avoir besoin de l’imagination, et se pose alors la question de la place de l’imagination dans l’intuition eidétique. En effet, l’imagination est appelée par Husserl à remplir une fonction essentielle dans la mesure où la mise en évidence de l’essence d’un être relève de la variation eidétique, c’est-à-dire de cette opération qui consiste, grâce à l’imagination, à faire varier un objet quelconque afin de dégager à partir des variantes de cet objet ce qui est idéalement identique et qui constitue l’invariant ou l’eidos de cet objet. Par exemple, écrit Husserl en 1925, « en partant d’un son, que nous l’entendions réellement ou que nous le possédions à titre de son ‘’se présentant à l’imagination’’, nous obtenons alors l’eidos ‘’son’’ saisi dans le changement de variantes ‘’arbitraires’’ comme ce qui est ici nécessairement commun. Mais, ajoute Husserl, si nous prenons comme point de départ un autre phénomène sonore qu’on a fait varier de façon arbitraire, nous ne saisissons pas dans le nouvel ‘’exemple’’ un autre eidos ‘’son’’, mais nous voyons dans la vue embrassant le nouveau et l’ancien que (..) les variantes ici et là sont de la même façon des singularisations arbitraires d’un seul et même eidos »[17]. Nous comprenons un peu mieux cette célèbre affirmation de Husserl : « la ‘’fiction’’ constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques ; la fiction est la source où s’alimente la connaissance des ‘’vérités éternelles’’ »[18]. En d’autres termes, loin d’être maîtresse d’erreur et de fausseté (Pascal), l’imagination constituent au contraire une ressource fondamentale de la recherche eidétique et, plus généralement, de la recherche de la vérité.

Husserl, cependant, est bien conscient du ‘’profit’’ que pourrait tirer ses adversaires d’une telle conception. Dans une note de bas de page, il écrit : « cette proposition montée en épingle a tout ce qu’il faut pour tourner en ridicule dans le camp naturaliste le type eidétique de connaissance »[19]. C’est pourquoi, Husserl prévient l’objection dans ses Idées directrices en évoquant le cas de la géométrie — n’oublions pas que Husserl est mathématicien de formation et que sa dissertation d’habilitation porte en 1887 sur Le concept de nombre[20]. Il montre à cette occasion la fécondité de l’imagination qui offre au géomètre la possibilité « de changer arbitrairement la forme de ses figures fictives, de parcourir toutes les configurations possibles au gré des modifications incessantes qu’il leur impose, bref de forger une infinité de nouvelles figures »[21].

Puis, abordant la tâche propre au phénoménologue de l’étude des vécus, Husserl note que les ressources offertes par les données originaires de la réflexion sont sans aucun doute précieuses, dans le cas par exemple d’une phénoménologie de la perception ou du souvenir, mais que « l’investigation des essences exige nécessairement que l’on opère sur le plan de l’imagination » dans la mesure où seule l’imagination offre la possibilité d’une libre variation du phénomène étudié : j’imagine, par exemple, que je perçois un objet en tournant autour de lui, puis en le faisant tourner sur lui-même, etc. Enfin, Husserl souligne que le phénoménologue peut tirer « un parti extraordinaire des exemples fournis par l’histoire et, dans une mesure encore plus ample, par l’art et en particulier par la poésie ». Sans doute, dira-t-on, et Husserl ne manque pas de se faire l’objection, ce sont là des fictions. Mais, écrit Husserl, « la puissance suggestive des moyens de représentation dont dispose l’artiste permet à ces fictions de se transposer avec une particulière aisance dans des images parfaitement claires dès qu’on les a saisies et comprises »[22]. De ce point de vue, qui veut étudier l’acte du ressouvenir ferait bien de relire La Recherche du temps perdu.

III. L’intuition catégoriale

Si l’intuition intellectuelle comprend l’intuition des essences (matérielles), elle ne s’y limite pas, et Husserl envisage également la possibilité d’une intuition catégoriale, à laquelle il consacre la deuxième section de la sixième de ses Recherches logiques[23]. Mais avant de préciser ce que recouvre cette notion d’intuition catégoriale dans la phénoménologie husserlienne, nous voudrions rappeler deux éléments, empruntés à l’histoire de la philosophie, qui permettent d’en éclairer d’une manière générale la signification.

Le premier élément est à vrai dire chronologiquement postérieur aux Recherches logiques. En effet, on a tendance, rétrospectivement, à accorder une importance d’autant plus grande à cette notion d’intuition catégoriale que c’est précisément dans le cadre de son analyse que Husserl s’interroge sur la signification du verbe être et sur la possibilité d’une intuition de l’être. Ainsi, au cours du paragraphe 40 de cette deuxième section, Husserl compare deux énoncés : « ce papier blanc et ce papier est blanc »[24], afin de faire ressortir un excédent (Überschuss) de signification par rapport à la simple perception, ce qui lui permet de poser la question de la signification du verbe être, qui n’est peut-être pas la simple copule d’un jugement. De ce point de vue, les Recherches logiques ouvriraient la voie de l’ontophénoménologie. Telle est la thèse de Heidegger qui déclare en 1973, lors du séminaire de Zähringen, que « pour pouvoir même déployer la question du sens de l’être, il fallait que l’être soit donné, afin de pouvoir interroger son sens. Le tour de force de Husserl a justement consisté dans cette mise en présence de l’être, phénoménalement présent dans la catégorie. Par ce tour de force, j’avais enfin le sol : ‘’être’’, ce n’est pas un simple concept, une pure abstraction ». Heidegger regrette toutefois que Husserl ne soit pas allé plus avant et qu’il n’ait pas déployé la question : que veut dire être[25] ?

Il faut rappeler, en outre, que la notion de catégorie occupe une place toute particulière dans l’histoire de la philosophie. Comme on le sait, on doit à Aristote une doctrine des catégories dont la liste varie quelque peu d’une œuvre à l’autre mais qui comprend traditionnellement entre huit et dix entrées : l’essence, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, (la position, la possession), l’action, la passion. Ces catégories sont tenues pour les genres les plus généraux, irréductibles les uns aux autres, selon lesquels peuvent être dits les êtres. Cette doctrine a été commentée et critiquée tout au long de l’histoire de la philosophie, entre autres par Duns Scot à la fin du XIIIème siècle, que nous évoquons car Heidegger a consacré sa thèse d’habilitation en 1916 à La Théorie des catégories et de la signification chez Duns Scot. Mais c’est à Kant que l’on doit une remise en question radicale de cette doctrine aristotélicienne, et dans la Critique de la raison pure Kant dresse à son tour une table des catégories qui comprend alors douze entrées. Mais à vrai dire ce n’est pas tant le nombre de catégories que le statut même de ces catégories qui importent. En effet, Kant tient les catégories pour des concepts purs a priori de l’entendement. Il s’ensuit que si, pour Aristote, les catégories sont des traits ou déterminations de ce qui est, pour Kant les catégories sont des déterminations de la pensée, c’est-à-dire des représentations du sujet transcendantal.

Comme nous allons le voir, Husserl est sur ce dernier point plus proche d’Aristote que de Kant — même si, par ailleurs, il remanie et élargie considérablement la notion de catégorie. En effet, soit le jugement : l’arbre est vert. Ce jugement renvoie à ce que Husserl dénomme un état de chose (Sachverhalt), c’est-à-dire à un objet intentionnel complexe qui comprend plusieurs éléments : l’arbre, sa verdure ainsi que le rapport de la verdure à l’arbre qui est en l’occurrence un rapport de prédication, que l’on peut exprimer abstraitement sous la forme logique : S est P. Plus généralement, tout état de chose présente une structure, une forme, indépendante de son contenu, de sa matière. Cette forme peut être la forme prédicative : S est P, mais également la forme conjonctive : S et P, ou encore la forme disjonctive : S ou P. Ajoutons enfin que l’objet simple que désigne le nom possède lui-même une certaine forme. Par exemple, dans la phrase : « l’arbre est vert », il est question d’un arbre. « Un » est ici une forme catégoriale distincte d’autres formes telles que « certains », comme dans la phrase : « certains arbres sont malades » ; telles que « peu », comme dans la phrase : « il reste un peu de lait », etc. Ainsi se dessine en opposition à la matière de ce que nous percevons, la ou les formes de ce que nous percevons et qui constituent le champ du catégorial.

Il est possible à présent de préciser les notions husserliennes de catégorie et d’intuition catégoriale. D’une part, il apparaît que la notion de catégorie est considérablement élargie par rapport à Aristote ou Kant dans la mesure où le catégorial embrasse toutes les formes de ce qui est perçu et qui en constitue la matière. Plus précisément, le catégorial désigne dans la saisie d’un état de chose tout ce qui est visé par la conscience et dont la signification ne peut être remplie par la perception de l’objet sensible. Par exemple : « je vois qu’on a écrit sur ce papier, qu’il y a ici un encrier de bronze, que plusieurs livres sont ouverts, etc. »[26]. Papier, encrier, livres sont des objets de la perception. En revanche, un, plusieurs, sur, etc. ne sont pas en tant que tels objets de la perception et ils relèvent de la forme de la perception. Ainsi, c’est en partant de la langue et, plus précisément, des articulations et des formes grammaticales que Husserl établit les différentes catégories ou formes catégoriales de la perception. De ce point de vue, « le, un, quelques, beaucoup de, peu de, deux, est, ne pas, lequel, et, ou, etc. » sont autant de catégories différentes. Il s’ensuit qu’il ne saurait y avoir pour Husserl huit ou douze catégories, et Husserl à vrai dire ne cherche pas à en établir une liste exhaustive. Husserl s’attache plutôt à distinguer différents types de catégories. Ainsi, les catégories logiques comme celles de propriété, de qualité, de relation, d’identité, d’égalité relèvent de l’ontologie formelle et se rapportent à l’objet en général. En revanche, les catégories régionales, qui se rapportent donc à une région déterminée de l’étant telle que la nature, relèvent de l’ontologie matérielle. Ainsi, le temps, l’espace, la matière, la chose physique avec ses qualités premières et ses qualité secondes sont des catégories régionales, c’est-à-dire des concepts fondamentaux de la région nature physique ; et si la causalité est une catégorie de la région nature, la motivation est une catégorie de la région esprit[27].

Enfin, qu’est-ce que l’intuition catégoriale ? Tout simplement la possibilité de voir, de saisir intuitivement les formes catégoriales de l’expérience. Qu’il y ait une intuition catégoriale ne fait aucun doute pour Husserl dans la mesure où les formes catégoriales sont au sens rigoureux du terme des abstractions, c’est-à-dire des formes qui peuvent être mises en évidence lorsqu’il est fait abstraction de leur contenu. En d’autres termes, même si elles ne se trouvent pas dans l’expérience de la même manière que les contenus qui leur correspondent, les formes catégoriales font parties de l’état de chose perçu et constituent une structure idéale de l’objet que nous pouvons saisir intuitivement. Ainsi, l’intuition catégoriale permet le remplissement de la visée intentionnelle à vide des formes catégoriales, et loin d’être une fiction, la réalité d’un tel remplissement peut être établie grâce à une description un peu approfondie de la perception ou intuition sensible au sens large. Dans les §46 et sq. des Recherches logiques, consacrés à la différence entre perception sensible et perception catégoriale, Husserl montre comment la perception au sens étroit d’un objet, par exemple : la perception d’un arbre, peut servir de base pour des actes nouveaux comme un acte d’articulation qui saisit le tronc comme une partie du tout. La relation de la partie et du tout, telle que a est inclus dans A, est alors une forme catégoriale d’un état de chose et cette forme catégoriale peut faire l’objet d’une intuition catégoriale. Les actes de perception ou d’intuition au sens large sont alors des actes fondés qui exigent en tant que tels l’intuition sensible à titre de condition de possibilité. De ce point de vue, le catégorial est inconcevable indépendamment du sensible de même que l’intuition catégoriale présuppose l’intuition sensible.

Conclusion

               Il va de soi que cette conception de la connaissance et de la vérité soulève de nombreuses questions. On pourrait par exemple s’interroger sur le platonisme de Husserl, sur l’historicité des ‘’essences’’ comme sur la postérité de cette conception de la vérité. Nous nous limiterons ici à deux remarques conclusives.

               On s’étonne parfois de la place accordée par Sartre dans L’Être et le néant, à la description de situations singulières dont Sartre paraît tirer des conclusions sinon arbitraires du moins trop générales. Par exemple, dans la troisième partie de L’Être et le néant consacrée au Pour-autrui, Sartre imagine le cas où, « par jalousie, par intérêt, par vice », j’en suis venu à regarder par le trou d’une serrure. Il note alors que, dans une telle situation, je suis totalement absorbé par ce qui se passe derrière la porte, « ma conscience colle à mes actes ; elle est mes actes ». « Or, voici que j’ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde. Qu’est-ce que cela veut dire ? » Suit une longue description du bouleversement qu’implique le surgissement d’autrui, et tout particulièrement de la honte qui m’envahit[28]. Pour bien comprendre la démarche de Sartre, il convient de rapporter ces descriptions à la notion husserlienne de variation eidétique ainsi qu’au principe husserlien selon lequel « la ‘’fiction’’ constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques »[29]. Il s’avère alors que la description en apparence purement littéraire — au sens où l’on dit que tout le reste est littérature — permet de mettre en évidence, dans une intuition eidétique, la corrélation nécessaire de la honte et du regard d’autrui. Sans doute, Sartre est sur ce point l’un des phénoménologues les plus fidèles à Husserl.

Enfin, nous voudrions esquisser les prolongements de l’intuitionnisme husserlien dans l’œuvre de Heidegger. Husserl rappelle dans les Recherches logiques la formule de Kant : « l’être n’est pas un prédicat »[30]. Ce qui signifie pour Husserl que l’être est l’objet non pas d’une intuition sensible, à l’instar de la couleur ou de la taille de l’objet perçu, mais d’une intuition catégoriale. Et nous avons vu l’importance accordée par Heidegger à cette possibilité de saisir l’être intuitivement. Est-ce à dire pour autant que Heidegger fait sien l’intuitionnisme husserlien ? Comment concilier la conception husserlienne de l’intuition et la compréhension heideggérienne de la phénoménologie comme herméneutique ? Dans Être et temps, Heidegger souligne que « tout simple voir antéprédicatif portant sur l’utilisable est déjà de lui-même dans une entente qui s’explicite »[31]. En d’autres termes, il ne saurait y avoir pour Heidegger un pur voir comme mode d’accès originaire à l’étant dans sa subsistance, et ce pur voir n’est en vérité qu’une privation du voir effectivement premier qui est un voir compréhensif dont l’objet a par suite toujours déjà un sens. Ce que nous voyons ce n’est pas tout d’abord un objet qui est ensuite pris comme porte ou comme maison mais, au contraire, c’est une porte ou une maison s’inscrivant dans un horizon de sens à partir duquel toute chose s’annonce et apparaît. Telle est l’origine du cercle herméneutique. Comme l’écrit Françoise Dastur, si Heidegger prend soin de joindre les termes de phénoménologie et d’herméneutique, « c’est parce qu’il s’agit moins pour lui d’invalider l’ordre du voir que de le subordonner à celui du dire »[32].



G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, Livre IV, ch. 2, p. 318.

C’est pourquoi, un argument tel que l’argument ontologique est d’emblée rejeté par Kant car l’homme ne peut en toute rigueur partir de la représentation ou idée de Dieu pour en déduire la nécessité de son existence (argument ontologique), contrairement à ce que prétendent aussi bien saint Anselme que Descartes ou Leibniz

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard, coll. TEL, 1989, §24.

Selon les traduction, cette intenion est dite signitive ou signifiante ou significative : mais ces adjectifs peuvent être ici trompeurs dans la mesure où ils renvoient à la notion de signification alors que pour Husserl l’intention non intuitive n’est pas nécessairement formulée linguistiquement.

E. Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, Vrin, 1989, p. 126

Ibid., p. 104.

Ibid., p. 113.

E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. M. de Launay, Paris, PUF, Epiméthée, §5, p. 54-57.

Ibid., §5.

E. Husserl, Recherches logiques, III, trad. H. Elie et alia, Paris, PUF, Epiméthée, §37 ; E. Husserl, Méditations cartésiennes, §6 ; E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §138 ; E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, Paris, PUF, Epiméthée, §107.

E. Husserl, Psychologie phénoménologique, §9d, « Distinction entre la généralisation empirique et l’idéation », trad. Ph. Cabestan, F. Dastur, N. Depraz, A. Mazzu, Paris, Vrin, 2001, p. 77.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, p. 17.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §3, p. 21-23.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §37.

Ibid., p. 23.

E. Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, p. 155-156 ; F. Dastur, « Le Regard phénoménologique et la parole », La Phénoménologie en question, Paris, Vrin, 2004, p. 75.

Afin de compléter ces considérations, on peut recourir au cours de Psychologie phénoménologique qui remonte à 1925 et dont le §9 est consacré à la vision des essences. E. Husserl, Psychologie phénoménologique.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §70.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §70, p. 227.

F. Dastur, Husserl. Des mathématiques à l’histoire, Paris, PUF, 1995, p. 5.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §70, p. 225.

Ibid., §70.

Pour Husserl, la sixième de ses Recherches logiques constitue « la pierre angulaire de toute phénoménologie et de toute théorie de la connaissance future », E. Husserl, « Présentation des Recherches logiques », Articles sur la logique, Paris, P.U.F., 1975, p. 205.

E. Husserl, Recherches logiques, III, §40, p. 163.

M. Heidegger, « Séminaire de Zähringen », Question III et IV, trad. J. Beaufret et alia, Paris, Gallimard, 1996, p. 466.

E. Husserl, Recherches logiques, III, p. 160.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §153, p. 516 ; E. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, trad. E. Escoubas, 1982, Paris, PUF, Epiméthée, §18 et §56.

J.-P. Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 2008, p. 298-299.

E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, §70.

E. Husserl, Recherches logiques, §43.

M. Heidegger, Être et temps, trad. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 194.

F. Dastur, « Le regard phénoménologique et la parole », p. 78.