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ABETTAN C. (12/12/2015)

Phénoménologie et état limite

Le problème de l'état limite

Partons d'un constat : la phénoménologie psychiatrique a peu traité de l'état limite. Là où, concernant la schizophrénie ou la mélancolie, les références de textes de phénoménologie psychiatrique abondent, force est de constater qu'elles sont peu nombreuses en ce qui concerne l'état limite, voire que leur connaissance confine à l'érudition. Je vous propose, pour commencer, de tenter de comprendre les raisons de cet état de fait ; ma première thèse, que j'énonce tout de suite, sera que réfléchir sur ce constat de carence nous permet de mieux comprendre, de façon générale, comment le discours phénoménologique et le discours psychiatrique s'articulent au sein de la phénoménologie psychiatrique.

La première hypothèse permettant d'expliquer pourquoi la phénoménologie psychiatrique a peu traité de l'état limite, c'est que, en raison de l'individualisation tardive de cette entité, les premiers ouvriers du rapprochement de la psychiatrie et de la phénoménologie ont livré leurs plus grands textes avant son avènement, traitant en majorité des entités cliniques les mieux caractérisées à l’époque (la schizophrénie, la mélancolie etc.).

Cependant, cette hypothèse résiste peu à l'analyse. Si elle permet de rendre compréhensible que Binswanger ou Boss n'aient pas consacré de texte de référence à l'état limite, elle n'explique pas pourquoi par la suite cette lacune n'a pas été comblée par un florilège de textes phénoménologiques à la mesure de l'expansion des publications « scientifiques » sur le sujet, étant entendu que la phénoménologie psychiatrique ne s'est pas figée avec la disparition de ses figures tutélaires.

Une deuxième hypothèse doit alors être avancée. Pour cela, il nous faut retracer brièvement l’historique de la notion d’état limite.

Ce qui caractérise l’entité clinique de l'état limite, c'est sa plurivocité ainsi que la difficulté à la caractériser de manière intrinsèque. Longtemps, en effet, l'état limite a été caractérisé en termes de ni… ni… Dans un premier temps, dès le xixe siècle, l’état limite (ou ses équivalents, quelles qu’en soient les différentes appellations) a servi à désigner des tableaux cliniques qui se situaient aux limites des cadres nosologiques stricts issus d’une démarche purement catégorielle. Il se rattachait plutôt aux schizophrénies, dont il constituait une forme atténuée, sans éléments dissociatifs, mais avec une prévalence des troubles du comportement et des conduites, sans qu’il soit possible d’en faire une catégorie à part entière. L’état limite marque alors l’échec de la démarche critériologique, incapable de l’individualiser et de le caractériser.

Secondairement, à partir des années 1940, un deuxième sens de l’état limite a fait son apparition, issu des écoles anglo-saxonnes ; c’est à partir de cette période qu’il apparaît comme entité clinique autonome. L’état limite ne désigne plus une faille dans une démarche critériologique, mais qualifie l’apparition d’un transfert très particulier altérant la relation médecin-malade chez des patients plutôt considérés initialement comme névrotiques. L’état limite, dans ce second moment de son histoire, désigne un certain type d’organisation de la personnalité. Il constitue une entité qui regroupait par défaut les cas qui ne rentraient pas dans le cadre de la distinction classique entre névrose et psychose (qui a pourtant longtemps constitué la distinction la plus assurée aussi bien en psychiatrie qu’en psychanalyse et qu’en psychologie) sans qu’il soit pour autant possible, malgré diverses tentatives en ce sens, d’identifier une structure borderline qui soit véritablement convaincante. L'état limite signe ainsi l'échec de la notion organisatrice de structure à rendre compte d'un certains nombre de cas.

La tentative a-théorique des classifications basées sur le regroupement de symptômes selon un procédé statistique, qui pourtant prend le contre-pied d'une approche de la pathologie en termes de structures, ne réussit pas mieux à caractériser de manière satisfaisante l'état limite. Le principal problème réside dans le fait que la limite séparant la fréquence de tel ou tel symptôme chez des populations de cas et chez des témoins n'est pas nette et suit un continuum plutôt qu'une distribution bimodale. De ce fait, l'établissement d'une limite entre normal et pathologique tend à devenir une décision plus ou moins arbitraire, et il est finalement bien difficile d'isoler et d'identifier une configuration symptomatique typique. Ainsi deux cas n'ayant que très peu de symptômes en commun peuvent être identifiés comme relevant tous les deux du trouble borderline, alors même que le modèle théorique sous-jacent à ce type d’approche est incapable de justifier que deux cas dissemblables sur le plan symptomatique partagent une problématique commune.

On voit, par ce détour historique, que l'état limite semble échapper à toute tentative de l'enclore dans une classification, rendant manifestes les limites de la nosologie, qu’elle soit de type symptomatique ou de type structurelle. Or, cette difficulté pour le champ de la psychiatrie clinique à caractériser positivement l'état limite n'est pas sans conséquence sur la capacité de la phénoménologie à s'en emparer. En effet, celle-ci n'a jamais visé à constituer ou à créer des entités nosologiques. De ce point de vue, les grands auteurs de la phénoménologie psychiatrique ont souvent insisté sur le fait que ce n'est pas à la phénoménologie psychiatrique de dire qui est malade[1], ni de faire des diagnostics[2]. En revanche, ce que fait la phénoménologie psychiatrique, c'est, une fois une entité clinique individualisée, de dire dans une langue qui soit plus en adéquation avec l'être de l'homme que celle de la psychiatrie clinique, ce qu'il en est[3]. On entrevoit ainsi la complexité des rapports que la phénoménologie et la psychiatrie entretiennent au sein de la phénoménologie psychiatrique. En tout état de cause, le discours phénoménologique se trouve dans une certaine dépendance à l'égard de la psychiatrie clinique puisque, si la phénoménologie veut dire quelque chose d'un trouble donné (et faire par exemple une phénoménologie de l'état limite), il faut au préalable que ce trouble ait été individualisé par la psychiatrie clinique et qu'elle le lui ait légué. On peut donc légitimement avancer l’idée que si la phénoménologie psychiatrique a peu parlé de l’état limite, c’est d’abord parce que la psychiatrie elle-même a des difficultés à dire à quoi correspond précisément cet état. La situation est donc la suivante : il a fallu un temps certain à la psychiatrie pour individualiser l'état limite comme une entité autonome et à part entière ; mais bien que cette individualisation ait bien eu lieu, et bien que les psychiatres et les psychologues soient convaincus qu'il y a là une réalité clinique effective et tangible, il demeure bien difficile de « penser » l'état limite, de le comprendre et d'en rendre compte de façon satisfaisante. C'est, à mon sens, ce à quoi peut contribuer la phénoménologie, c'est ici qu'elle a un véritable rôle à jouer.

Temporalisation et immédiateté

Nous suivrons un canevas assez classique. La plupart des analyses de phénoménologie psychiatrique s'intéressent en premier lieu aux dimensions de la temporalisation et de la spatialisation. Comme le note Henri Maldiney, « la Daseinsanalyse est d'abord une analyse des structures spatiales et temporelles de la présence. Espace et temps sont les formes articulatoires de l'existence ; […] elles structurent le comment de notre être au monde »[4]. Commençons par examiner la question de la temporalité chez le sujet limite. Cette dimension temporelle est peut être celle qui rend le mieux compte du mode de présence de l’état limite. Des rares travaux phénoménologiques portant sur l’état limite, c’est en tout cas cet aspect qui a été le plus remarqué et le mieux exploité jusqu’ici. Ainsi, Bin Kimura part du constat que les états limites « ne cherchent qu’une plénitude du présent et n’essaient jamais de regarder ni le futur ni le passé comme tels »[5]. Il va jusqu’à parler d'« absorption dans l’immédiateté »[6], caractérisée par le fait que « les malades états limites ne cherchent donc pas de futur possible mais l’union immédiate avec la pure présence »[7]. Kimura introduit alors le concept d’intra festum[8] pour caractériser le mode d’exister du sujet limite qui se trouve comme « au milieu de ce monde de la fête », dans une « immédiateté chaotique »[9] qu’il partage avec l’épileptique et qui permet de l’en rapprocher[10]. Il fait de l’état limite une « pathologie de l’immédiateté ».

Mais cette caractérisation du rapport du sujet limite avec la temporalisation va en réalité plus loin qu’une simple caractéristique qui s’ajouterait à d’autres : avec elle, c’est tout un mode d’être bien particulier qui est en jeu. Kimura précise que la pure présence[11] avec laquelle le sujet limite cherche l’union immédiate « est une réalité en-deçà de toute individuation, une source originaire d’où chaque moi individuel s’actualise comme soi-même dans sa transcendance ou dans sa différence ontologique »[12]. Essayons dans un premier temps de caractériser cette présence. Kimura lui-même se réfère à deux reprises à Maldiney dans les Écrits de psychopathologie phénoménologique[13] pour caractériser l’absorption dans l’immédiateté. Car l’immédiateté dont il est question est à entendre dans un sens bien particulier, qui se distingue du sens trivial. En effet, elle ne se réfère pas à un maintenant singulier assimilé à un instant ponctuel valant à tout instant, et qui est de l’ordre de la représentation. Il vise un maintenant antérieur à la représentation, plus originaire que celle-ci, et qui se situe à un niveau pré-objectif et pré-thématique. Ce maintenant pré-objectif se fait jour dans ce que Maldiney appelle le sentir, qu’il oppose au percevoir (qui est de l’ordre de l’objectivant, et qui est déjà une connaissance)[14] et qu’il caractérise par le fait que « le sentir se situe au niveau de la pure phénoménalité avant sa conversion et sa cristallisation en objectités »[15].

A ce niveau pré-objectif, immédiat, du sentir, correspond une temporalité qui précède le temps représenté en passé-présent-futur vu comme une suite d’instants ponctuels. Et cette temporalité s’origine dans le présent. Pour Maldiney, en effet, le présent est le point source du temps. « Sa genèse ne fait qu'une avec les transformations constitutives de l'existence et plus précisément du soi »[16]. Ainsi, le présent se caractérise par sa dimension extatique qui consiste en ceci qu’il est « l'avènement de son événement. Son extase est son émergence propre. Il surgit à lui-même en lui-même »[17]. Cette émergence dont il est question se produit à la faveur de la survenue d’un événement. « Entre présent et événement le lien est indissoluble. Ils sont le maintenant-ceci-ici d’une même transformation »[18]. La notion d’événement est centrale chez Maldiney ; classiquement, l’événement est ce qui marque une rupture ou une discontinuité. Ce sens courant est bien présent chez Maldiney, mais est insuffisant. Celui-ci confère en effet à l’événement une radicalité inédite. Il le pense comme imprévisible, porteur d’une puissance de transformation sans équivalent qui justifie d’assimiler l’événement à un avènement (Maldiney utilise d’ailleurs souvent l’expression d’événement-avènement). L’avènement concerne à la fois le monde et le soi. Le monde, car l’événement ne prend pas place dans un monde préexistant, il est bien plutôt une rupture dans la trame du monde, et ce faisant il ouvre un monde. Le soi, car avec l’événement, l’existant est mis en demeure de disparaître ou de survivre en intégrant l’événement à la faveur d’une transformation de soi et d’un devenir autre.

Ce qui est remarquable pour notre problème, c’est que Maldiney permet de penser le rôle positif de l’événement et du présent dans un modèle dynamique d’identité. Il insiste sur le fait que « son rapport à l’événement est, pour l’existant, son rapport à soi »[19]. Il met également l’accent sur le fait qu’alors « l’intégration de l’événement est une transformation constitutive »[20]. Il donne une place de choix à l’événement, alors qu’il a souvent été passé sous silence, non pris en compte, au profit d’autres éléments plus substantiels.

Mais cette mise en exergue du rôle incontournable de l’événement ne doit pas masquer une autre dimension extatique du présent, plus classique et également rapportée et prise en compte par Maldiney (bien que de façon moins éclatante par rapport à sa dimension d’avènement), en vertu de laquelle le présent « est une extase du temps en ce sens d'abord que sa concordance avec soi-même repose sur son accord avec un hors de soi. Il n'y a de présent qu'articulé au passé et à l'avenir »[21]. Le présent a donc, pour Maldiney, un caractère extatique paradoxal (il a un double statut extatique : comme articulé au passé et à l’avenir, et comme avènement de son événement).

Ces précisions théoriques permettent d’éclairer le mode de présence du sujet limite. Ce qui est en jeu dans l’état limite, c’est une absorption dans le présent telle que sa dimension d’événement soit conservée, mais sans que son pendant régulateur, à savoir son articulation au passé et à l’avenir, le tempère en retour. Là où d’ordinaire « les véritables événements sont rares »[22], ils sont la règle pour le sujet limite, contraint alors de mener une existence en crise quasi permanente. Qu’est-ce qu’une crise ? Maldiney la pense comme allant de pair avec la rencontre de l’événement : « Une crise est une rupture d’existence. Le Soi y est contraint à l’impossible, pour répondre de l’événement au péril duquel il ne peut exister qu’à devenir autre. Résoudre la crise, c’est intégrer l’événement en se transformant »[23]. Or une telle transformation implique indiscutablement un « quelque chose » qu’il s’agit de transformer. En effet, si Maldiney insiste sur l’aspect mobile de la crise et de la transformation, il n’en demeure pas moins que crise et transformation n’ont de sens que parce qu’elles viennent modifier un élément substantiel qui les précède et qu’elles transforment. On est alors reconduit in fine à un modèle d’identité caractérisé par la complémentarité d’une part substantielle et d’une part changeante et mouvante, et qui pourtant sont liées l’une à l’autre[24]. Or le sujet limite vit ce paradoxe d’être acculé au changement dans la crise, mais sans que cet événement puisse être véritablement intégré puisqu’il ne peut se fondre dans aucun élément substantiel qui lui préexisterait de façon suffisamment consistante.

On voit que la temporalisation très particulière du sujet limite vient rompre l’équilibre précaire de l’ambiguïté temporelle au sein duquel l’identité se maintient d’ordinaire, en faisant prévaloir de façon quasi exclusive une transformation identitaire perpétuelle dont l’intégration est de ce fait problématique.

L'espace et la prise

Il nous semble qu’il est possible d’aller encore plus loin dans la caractérisation du mode de présence de l’état limite en mettant à profit les concepts de Maldiney. Nous avons vu que l’état limite est assujetti à l’immédiateté propre au monde pré-objectif du sentir, qui se situe au niveau de la pure phénoménalité avant qu’elle ne se cristallise en objectités. Or, chez Maldiney, ce monde antérieur à l’apparition des objets a pour corrélat une spatialité propre qu’il nomme « l’espace du paysage » (expression qu’il reprend à Erwin Straus). « L’espace du paysage est l’espace d’un monde plein de lui-même avant qu’il n’y ait des choses »[25]. Quelles en sont ses caractéristiques ? En lui nous sommes perdus, car il ne comporte aucun système de référence, ni coordonnées ni point origine, indispensable pour pouvoir déterminer des emplacements. Il est dénué de toute systématisation et par là de tout repère[26]. « Dans le paysage nous sommes environnés par un horizon qui change avec chaque Ici. Nous cheminons d’un espace partiel à un autre sans aucune liaison globale »[27].

On commence alors à entrevoir et à comprendre que, immergé et enveloppé dans un tel espace, le commerce que l’état limite entretient avec le monde soit marqué du sceau du passage à l’acte et de l’impulsivité. Pourquoi ? Parce qu’être capable de différer suppose de pouvoir tenir les choses à distance, c'est-à-dire de les prendre et de les maintenir (mais nous pourrions aussi écrire main-tenir) à distance. Or « il est exclu qu’on puisse prendre quelque chose ou se prendre à quelque chose dans un tel espace. En lui nous n’avons pas de . Simplement nous sommes ici, sous cet horizon qui change avec notre ici »[28]. Ce qui fait défaut dans l’espace du paysage, c’est la prise. Cette dimension de la prise, dont on retrouve un préalable chez Binswanger (sous la forme du nehmen-bei-etwas[29]), vient dire un certain rapport d’ustensilité pratique avec le monde, caractérisé par le fait que ce qui alors se présente est considéré de façon partielle, par le côté qui offre justement le plus de prise et permet une maniabilité optimale[30]. L’acte de prendre déborde le sens manuel de la prise ; ainsi le concept ou la langue ressortissent de la prise dans la mesure où ils permettent de mettre à distance.

La prise représente souvent le faire valoir d’un rapport plus originaire avec le monde, non thématique, qui pour Maldiney a souvent été passé sous silence et auquel il faut rendre son importance ; se rapporter à quelqu’un ou quelque chose par la prise, c’est l'objectiver et ainsi faire une croix sur la possibilité d’une rencontre vraie. Mais l’état limite illustre en négatif le rôle positif, structurant et stabilisant que peut avoir la prise. En effet, la prise permet de s'emparer du monde et de le faire sien ; elle assigne à ce qui fait encontre une signification, conférant ainsi une intelligibilité à ce qui se présente. Elle constitue ainsi des objets ayant une place bien définie. Mais à partir de ces objets peut se constituer en retour un soi. Ce qu'exprime Maldiney en écrivant : « D’où vient que l’acte de prendre recèle un pouvoir signifiant qui déborde le sens manuel de la prise ? – De ce que c’est l’homme qui prend, non la main. L’acte de prendre vise à une appropriation et suppose un soi qui fait sien ce qu’il prend »[31]. L'incapacité de l'état limite à s'emparer du monde par la prise a pour corollaire une difficulté à constituer un soi ayant une place déterminée.

On a vu, d'autre part, que pour le sujet limite tout est événement (à l’opposé du mélancolique et du schizophrène pour lesquels il n’y a plus d’événement). La prise, c’est d’ordinaire ce qui ferme l’ouverture qui seule permet le surgissement de l’événement. Mais a contrario l’inflation de l’événement laisse l’état limite trop souvent perdu dans cette ouverture, que Maldiney nomme l’Ouvert, et qu’il tient pour un équivalent du Vide[32]. L’état limite, sans cesse confronté à l’événement, est alors en suspens dans le Vide, sans possibilité de se raccrocher au monde environnant par une quelconque prise[33]. On est ainsi tout à fait à même de rendre compte du « sentiment chronique de vide » parfois rapporté par le sujet limite, et qui constitue même un argument en faveur de ce diagnostic.

Cette analyse permet également de rendre compte du passage à l'acte, central pour la problématique de l'état limite. En effet, le passage à l’acte apparaît alors comme une tentative (coûteuse) de s'emparer du monde environnant et de rétablir une prise.

On peut maintenant souligner tout ce qui sépare l’état limite du schizophrène ; en effet, le schizophrène, pour Maldiney, est celui qui n’a plus d’horizon, et dont le monde se caractérise par l’inflation du thématique. Le drame du schizophrène, c’est qu’il n’a plus d’ouverture. Pour lui, « la fermeture est complète »[34]. L’enjeu est alors de « réintroduire dans l’existence se comprenant comme telle la surprise de l’événement »[35]. Pour l’état limite, au contraire, l’enjeu est tout autre : il s’agit d’essayer de réintroduire la prise, afin de limiter la puissance transformatrice de l’événement et la menace qu’elle peut représenter lorsqu’elle est libérée de la prise. Le problème n'est pas la disparition de l'horizon, qui va de pair avec la disparition de la possibilité que quelque chose survienne à partir de cet horizon, mais au contraire, il consiste en ce que l'on pourrait appeler un excès d'horizon, où toute chose est potentiellement mouvante, sans que soit permise la tentation rassurante de prendre les choses pour ce qu'elles sont.

Ainsi, on voit que le trouble borderline se distingue radicalement de la schizophrénie, et qu'elle n'en est pas une forme atténuée. Là où il a parfois été reproché à l'approche phénoménologique en psychiatrie de subsumer l'ensemble du matériel clinique sous un sens unitaire et (trop) englobant, à l'origine d'un nivellement des différences, on voit au contraire que la phénoménologie est capable d'aider à différencier ce qui au départ peut sembler se donner comme un.

État limite et anthropologie phénoménologique

Jusqu'ici, j'ai tenté de montrer comment la phénoménologie pouvait être intéressante pour la psychiatrie. Nous avons ainsi opéré une (re)lecture de l'état limite à partir des notions d'espace du paysage, d'Ouvert, de prise. Il s'agissait donc de mobiliser la phénoménologie au profit de la psychiatrie. Je voudrais maintenant faire le voyage inverse, et voir dans quelle mesure la psychiatrie, et en l’occurrence ici l'état limite, peut faire avancer la phénoménologie. L'idée générale sur laquelle je m'appuie est que la considération de l'exemple psychiatrique peut être fructueuse pour l'élaboration d'une anthropologie phénoménologique, dans la mesure où il est susceptible de faire apparaître des dimensions de l'être de l'homme qui sont bien réels mais qui n’apparaissent pas avec la même évidence dans l'existence « non psychiatrique ». Selon cette lecture, l'état limite serait capable d'apporter de nouveaux éléments pertinents pour l'anthropologie phénoménologique, et/ou de « corriger » certaines de ses thèses.

Dans le cas particulier de l'état limite, la lecture que j'en ai proposé doit nous conduire, il me semble, à reconsidérer le regard bien souvent porté sur l'objectivation. En effet, celle-ci a souvent tendance à être déconsidérée au profit d'une quête toujours plus approfondie de l'originaire et de l'ekstatique. Cette tendance se retrouve chez un grand nombre de phénoménologues contemporains ; je centrerai cependant mon propos sur Maldiney, puisque c'est avec lui que nous avons cheminé jusqu'à maintenant. Mais mon argumentaire pourrait être facilement transposé à d'autres auteurs : je ne prend donc ici le philosophe lyonnais que comme un exemple, parmi d'autres possibles, d'une tendance plus large.

Maldiney (et beaucoup d'autres, donc) ne tient pas l'objectivation pour une tendance essentielle de l'existence. Il pense l'existence comme transcendance et pure ekstase, et l'objectivation est alors assez logiquement présentée comme un obstacle voire une entrave au plein déploiement du mouvement ekstatique qui est celui de l'existence. Pourtant, si Maldiney en arrive à de telles conclusions, on peut penser que c'est avant tout parce qu'il a conquis son modèle d'existence principalement à partir du champ de l'esthétique artistique. Il est sans doute possible que le modèle de l'existence comme pure ekstase convienne à l’œuvre d'art dans la mesure où il permet d'exprimer que l’œuvre est toujours au-delà d'elle-même et que ce n'est que comme cela qu'elle existe. Mais il me semble qu'un tel modèle d'existence est en contradiction avec ce que donne à voir l'état limite, qui suggère au contraire que loin de constituer un obstacle à l'avènement d'un soi capable d'exister, la tendance à objectiver conditionne en réalité la possibilité d'un tel avènement. En effet, la tenue dans l'ouvert, exaltée par Maldiney et tenue pour la forme la plus originaire de l'existence, est selon ma lecture incarnée par le sujet limite. Là où Maldiney déplore que « les véritables événements [soient] rares »[36], pour le patient borderline, au contraire, il n'y a plus que des événements, tout est événement et corrélativement la crise, présentée comme allant de pair avec la rencontre de l'événement, devient quasi permanente.

Le trouble borderline montre donc ce que peut avoir de menaçant l'exister dans l'ouvert. Il révèle ainsi que si le se-tenir-dans-l'ouvert et l'être-exposé-à-l'événement représentent certainement une composante importante du mode d'être de l'homme, ils sont en même temps insuffisants pour rendre compte de ce mode d'être lorsqu'ils sont considérés de façon exclusive. Exister comme un homme n'est pas uniquement se tenir dans l'ouvert à la merci de l'événement transformateur.

D'autre part, j'ai insisté tout à l'heure sur le fait que si la crise est marquée par une transformation du soi, il faut malgré tout qu'il y ait « quelque chose » à transformer, « quelque chose » sur quoi la transformation puisse s'appuyer. Je plaidais alors pour un modèle d'identité bipartite faisant intervenir une part non substantielle, et une part substantielle. Or l'importance de cette part substantielle qui prend pour modèle l'identité de la chose est le plus souvent masquée, à tel point que la pensée contemporaine a eu de plus en plus tendance à en minorer l'importance. La considération du malade borderline permet au contraire de dévoiler son caractère essentiel, habituellement occulté. En effet, et comme je l'ai dit, le sujet limite vit ce paradoxe d’être acculé au changement dans la crise, mais sans que l'événement transformateur puisse être véritablement intégré puisqu'il ne peut se fondre dans aucun élément substantiel qui lui préexisterait de façon suffisamment consistante. La où Maldiney, présupposant en quelque sorte l'existence d'un soi constitué, peut mettre l'accent sur la dimension de transformation à l’œuvre dans l'existence humaine, le cas borderline, dépourvu de tout soi substantiel auquel se raccrocher, révèle au contraire l'insuffisance de la dimension de transformation et la nécessité de pouvoir se rapporter à soi sur un mode plus objectivant pour réussir à constituer un soi véritable et unitaire.

On pourrait faire des remarques analogues concernant le rapport que nous entretenons avec le monde. L'espace du paysage est chez Maldiney le lieu de l'ouvert[37]. Il est le lieu où peut surgir l'événement, Maldiney le nommant même parfois le « lieu d'événements »[38]. Cet espace du paysage a tendance à être là encore valorisé par Maldiney dans la mesure où il est le lieu privilégié du rapport pathique avec le monde et de l'avènement du rythme[39]. A l'inverse, l'espace géographique, qui est l'espace de la perception et du rapport intentionnel et objectivant avec le monde, a tendance à être déconsidéré. Ce qu'il faut noter, c'est que le rapport existant entre ces deux espaces, et partant, entre les deux types de rapport au monde dont ils sont corrélatifs, est conçu par Maldiney sous la forme d'une alternative : « il est exclu qu’on puisse prendre quelque chose ou se prendre à quelque chose dans un tel espace [celui du paysage]. En lui nous n’avons pas de . Simplement nous sommes ici, sous cet horizon qui change avec notre ici »[40]. La prise, modèle du rapport objectivant, marque l'entrée dans l'espace géographique et signe ipso facto la sortie de l'espace du paysage. Or le sujet borderline, qui, selon la lecture que je propose, séjourne dans l'ouvert, à la merci de l'événement, et est en permanence projeté dans l'espace du paysage, dépourvu de repère, ne jouit pas vraiment pour autant d'un rapport rythmique avec ce qui l'entoure : son rapport au monde est marqué du sceau du passage à l'acte et de l'impulsivité par absence de possibilité de prise. Le malade borderline fait donc à mon sens ressortir le rôle positif, structurant et stabilisant que peut jouer la prise, et plus généralement l'objectivation. Elle permet de constituer des objets ayant une place bien définie et se tenant à distance, rendant possible l'émergence d'un par rapport à un ici. On peut dont penser que c'est à partir des objets, qui émergent grâce à la prise, que peut se constituer un monde unitaire prenant la forme d'un , et en retour un soi. On voit donc d'une part que la prise constitue un processus complexe et dynamique, qui ne se borne pas à se rapporter de façon impropre au monde, et dont un des enjeux est l'émergence d'un soi. D'autre part, ce rôle plus positif accordé à l'objectivation sous la forme de la prise remet en cause l'idée d'une alternative entre l'espace du paysage et l'espace géographique : si l'on peut tout à fait admettre qu'il existe d'autres façons de se rapporter au monde que par la prise (correspondant par exemple au rapport rythmique évoqué par Maldiney), il n'est pas certain que les deux s'excluent mutuellement. L'objectivation est peut-être ce qui rend possible l'avènement d'un rapport rythmique avec le monde.

Conclusion

Pour terminer, je vous propose de ressaisir les grandes lignes de mon propos de façon synthétique. Nous sommes partis, initialement, du constat de carence qui caractérise l'état limite dans la littérature psychiatrique phénoménologique. Cela nous a permis de mieux comprendre le rapport que phénoménologie et psychiatrie entretiennent au sein de la phénoménologie psychiatrique. Nous en avons conclu que s'il y avait si peu de textes phénoménologiques consacrés au trouble borderline, c'est en premier lieu parce que la psychiatrie clinique elle-même, et quelle que soit son approche, a du mal à en rendre compte, à le cerner, à l'individualiser.

Puis nous avons tenté de mettre à profit la phénoménologie pour avancer dans la compréhension qu'on peut avoir de l'état limite. Nous nous sommes alors centrés sur le rapport que le sujet limite entretient avec le temps, et avec l'espace. Les quelques remarques de Bin Kimura sur l’état limite désigné comme une « pathologie de l’immédiateté » nous ont permis de montrer comment le mode de temporalisation très particulier du sujet limite va de pair avec une difficulté à construire une identité suffisamment substantielle. L’événement, dans son pouvoir de rupture et de transformation, est apparu comme dominant de façon bien trop exclusive le mode de présence du sujet limite, nous amenant à le caractériser comme soumis à un excès d’horizon. Cette inflation de l'événementialité révèle en réalité un rapport au monde dominé de façon plus globale par l'incapacité à avoir prise sur les choses et de les tenir à distance, le passage à l'acte se donnant alors à comprendre comme une tentative de restaurer cette capacité de prise. Dans cette perspective, l'état limite nous est apparu comme l'accomplissement positif d'une possibilité extrême de l'être de l'homme : le se-tenir-dans-l'ouvert, exposé à l'événement.

Ce faisant, la phénoménologie est apparue comme capable de rendre compte, au moins en partie, de l’état limite de façon convaincante grâce à la possibilité qu’elle offre de dévoiler des liens intelligibles entre le sujet limite et « son monde » ; cette capacité ne paraît pas devoir être mésestimée concernant une entité que d’autres approches (catégorielles, structurales, symptomatique statistique) ont du mal à cerner de façon positive.

Nous avons ensuite opéré un changement de perspective pour nous centrer non pas sur le bénéfice de la phénoménologie pour la psychiatrie, mais au contraire sur l'intérêt de la considération de l'état limite pour l'établissement d'une anthropologie phénoménologique. De ce point de vue, le trouble borderline permet de dévoiler ce qui habituellement n'apparaît pas : l'importance ainsi que le caractère salutaire et positif de l'objectivation pour l'être de l'homme.



    Voir L. Binswanger, « L'homme en psychiatrie », Ausgewählte Werke, vol. 4, Heidelberg, Asanger, 1994, p. 60 ; trad. fr. K. Walter et S. Tourraton, Le Cercle herméneutique, n° 13-14, 2010, p. 168 : « c'est la psychopathologie et la clinique psychiatrique qui décident de qui est malade de l'esprit ou de l'âme ».

    Voir L. Binswanger, Le cas Suzanne Urban, Ausgewählte Werke, vol. 4, op. cit., note 93 p. 293 ; trad. fr. J. Verdeaux, Paris, Desclée de Brouwer, 1957, note 2 p. 101 : « ici, où nous parlons de diagnostic, nous devons (müssen) nous en tenir strictement à la psychopathologie (psychopathologischen Tatbestand) ».

    Voir L. Binswanger, « L'homme en psychiatrie », op. cit., p. 60 ; trad. fr. cit., p. 168 : « seule la Daseinsanalyse peut montrer et exposer en une langue qui soit en adéquation avec l'existence humaine en quoi le malade de l'esprit ou le malade de l'âme en tant qu'homme peut être compris, à partir des notions d'essence humaine ou de Dasein humain, dans sa différence par rapport à l'homme sain ».

    H. Maldiney, Regard, parole, espace, Paris, Cerf, 2012, p. 137.

    B. Kimura, Écrits de psychopathologie phénoménologique, trad. fr. J. Bouderlique, Paris, Puf, 1992, p. 96.

    Ibid., p. 109.

    Ibid., p. 111.

    Ibid., p. 115.

    Ibid., p. 148.

  Ibid., p. 115.

  Précisons ici, afin d’éviter tout malentendu, que la « pure présence » dont il est question ici est à comprendre dans le sens temporel d’une immédiateté, et ne représente pas dans cette phrase la traduction possible de Dasein.

  Ibid., p. 112.

  Cf. ibid. p. 112 et p. 145-146. A chaque fois il mentionne l’article « Psychose et présence », repris dans Penser l’homme et la folie (1991), 3ème édition, Grenoble, Millon, 2007. Précisons ici que si Kimura se réfère à Maldiney, ce dernier en retour a écrit une postface à la traduction française des Écrits de psychopathologie phénoménologique de Kimura. Cet étroit entrelacement des discours nous permet de légitimer, par delà la proximité conceptuelle patente, le rapprochement des deux auteurs ici.  

  On trouve déjà l’opposition sentir/percevoir chez Erwin Straus, mais alors que Straus rapporte le sentir à l’animal et le percevoir à l’homme, Maldiney insiste sur le fait qu’il y a un sentir humain.

  Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 150.

  Ibid., p. 98.

  Ibid., p. 35.

  Ibid., p. 205.

  Ibid., p. 307.

  Ibid., p. 188.

  Ibid., p. 34.

  H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, Paris, Cerf, 2012, p. 80.

  Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 233.

  Cette dualité de l’identité a également été bien mise en évidence par Paul Ricœur avec les concepts d’identité-idem et d’identité-ipse. Voir Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

  H. Maldiney, L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 26. Voir aussi Regard, parole, espace, op. cit., p. 197.

  Voir Regard, parole, espace, op. cit., p. 204.

  Ibid., note 2 p. 34.

  H. Maldiney, « La prise », in Qu’est ce que l’homme ? Hommage à Alphonse de Waelhens, Bruxelles, Presses Universitaires de St Louis, 1982, p. 157.

  On renverra en priorité à ce sujet aux Trois formes manquées de la présence, tr. fr. J.-M. Froissard, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2002, et aux Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, in Ausgewählte Werke, vol. 2, Heidelberg, Asanger, 1993.

  La proximité avec le concept heideggérien de Zuhandenheit est évidente, bien que les deux concepts ne soient pas complètement identiques.

  « La prise », op. cit., p. 152.

  Voir parmi de nombreux exemples Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 233, ou L’art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 96.

  Maldiney, amateur d’alpinisme, fait du vertige, en maints endroits de son œuvre, le paradigme de l’être suspendu dans le Vide. Voir par exemple L’art, l’éclair de l’être, Paris, Cerf, 2012, p. 288 : « L’homme saisi de vertige n’est plus en prise mais en proie. Il n’a rien où se prendre ni à partir d’où se recueillir. Il est happé dans une dérobade universelle qui ne fait acception de rien ni de personne ni d’aucun lieu ».

  Penser l’homme et la folie, op. cit., p. 222.

  Ibid., p. 255.

  H. Maldiney, L'art, l'éclair e l'être, op. cit., p. 80.

  Voir « La prise », op. cit., p. 157, où Maldiney écrit, à propos de l'espace du paysage : « Ce lieu de nulle part sans ici ni là, Hölderlin, R. M. Rilke, Heidegger, l’ont appelé l’Ouvert ».

  H. Maldiney, Ouvrir le rien, l'art nu, La Versanne, Encre marine, 2000, p. 132.

  On fera valoir que l'espace du paysage est également chez Maldiney, après Straus, le lieu de l'être perdu et du vertige. Mais si au départ (notamment dans Regard, parole, espace), Maldiney fait souvent référence à la possibilité de se perdre dans le paysage, il a par la suite tendance à faire passer au second plan cette possibilité au profit de la possibilité du rapport rythmique, qui « sauve » du vertige et de l'être perdu. Ainsi, dans « La prise » (op. cit., p. 157), Maldiney s'oppose-t-il à Straus en lui contestant que, dans l'espace du paysage, nous soyons perdus : « Longtemps nous avons fait nôtre la formule de Straus […] : "dans l'espace du paysage, nous sommes perdus". Mais nous n'y sommes pas absolument perdus ».

  « La prise », op. cit., p. 157.