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CABESTAN P. (8/6/2013)

Ecole Française de Daseinsanalyse

Michèle Gennart

Corporéité et présence. Jalons pour une approche du corps dans la psychose

8 juin 2013.

 

De l’expérience corporelle et de la pluralité de ses dimensions

 

Le 3 mars 1972, lors d’un entretien avec Heidegger, Boss rappelle à Heidegger l’étonnement de Sartre à propos de la place du corps dans SZ. Heidegger répond : « Je ne puis objecter au reproche de Sartre qu’un constat, à savoir que tout ce qui a trait au corps présente un summum de difficultés et, qu’à l’époque je n’avais rien à dire de plus ». Tel n’est plus tout à fait le cas en 1972 et Heidegger indique au cours de ce même entretien le point de départ, du point de vue de la Daseinsanalyse, d’une description de l’expérience corporelle, à savoir « la constitution fondamentale de l’existence humaine, c’est-à-dire de l’être-homme en tant que Da-sein » (p.321). C’est dans cette perspective que se place également Michèle Gennart — que l’EFD ne pouvait donc pas ne pas inviter — dont l’ambition est d’aborder l’expérience de la psychose en renouvelant notre façon d’appréhender la corporéité.

Une double conviction — que nous partageons — nous semble animer son entreprise : la conviction, d’une part, de l’irréductible dimension incarnée de ce qu’on appelle encore et toujours la ‘’maladie mentale’’ alors même qu’elle présente une évidente dimension corporelle, que ce soit dans l’hystérie, la mélancolie ou la schizophrénie ; la conviction, d’autre part, de la nécessité d’approfondir la phénoménologie du corps vécu afin de dégager en deçà du corps visé intentionnellement un vivre corporellement, c’est-à-dire la corporéité en tant qu’elle est constamment à l’œuvre dans notre ouverture à l’être ne serait-ce que sous la forme du sentir et du mouvement corporel. Dans cette perspective, MG entreprend une nouvelle description de la corporéité du Dasein, que l’on peut appréhender selon les trois dimensions distinctes et fondamentales que désignent le corps de chair, le corps propre et le corps apparaissant.

Nous voudrions aujourd’hui nous arrêter sur ces trois dimensions de l’expérience corporelle que MG explore en prenant appui sur différents auteurs qui, pour certains d’entre eux, sont relativement bien connus en France : nous pensons à Erwin Straus, à Merleau-Ponty, à Jean-Paul Sartre, à Winnicott, tandis que d’autres comme Buytendijk, Zutt et Kulenkampff, le sont beaucoup moins. Notre ambition sera ici des plus modestes : nous voudrions en effet reprendre et interroger les grandes lignes de la description par MG de la corporéité. Mais afin de mieux situer ses analyses, il convient nous semble-t-il de rappeler, dans un premier temps, certains éléments fondamentaux de la phénoménologie husserlienne et post husserlienne de la corporéité.

 

I. La distinction husserlienne du Leib et du Körper

 

Au §36 des Ideen II (c’est-à-dire du deuxième volume des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, intitulé Recherches phénoménologiques pour la constitution et traduit en 1982 par E. Escoubas), et en rupture avec la conception cartésienne du corps comme res extensa, Husserl distingue deux modes d’apparaître du corps et, corrélativement, deux dimensions de l’expérience corporelle. En effet, dans ce volume consacré à la manière dont la conscience constitue la nature animale, Husserl réfléchit sur la manière dont la conscience constitue le corps, et prend pour fil conducteur l'expérience de la main droite touchant la main gauche. C’est en effet cette expérience séminale de la double sensation tactile, du touchant-touché, qui permet à Husserl de distinguer rigoureusement, d’une part, le Leib, le corps vivant, la chair, d’autre part, le Körper, le corps, le corps chosique.

Que se passe-t-il en effet, lorsque de ma main droite je touche ma main gauche ? Je perçois une main qui est, par exemple, douce, chaude, lisse... Comme dans la perception d'un objet quelconque, les sensations de mouvement et les sensations du toucher sont ici objectivées en tant que caractéristiques de la chose main gauche. A ce tout premier stade de l’expérience ma main gauche se présente comme une chose et relève du corps ou Körper. Mais cette main gauche n’est pas simplement un chose corporelle (Körper) et elle est aussi chair, corps vivant (Leib) puisque, alors qu’elle est touchée par ma main droite, je trouve aussi en elle des séries de sensations qui sont localisées en elle. En effet, à la différence d’une bague ou d’un bracelet, ma main gauche n'est pas une simple chose mais également une chair (Leib) puisqu'elle sent, elle éprouve des sensations tactiles. Toutefois ces sensations, contrairement à celles de la main droite touchante, ne font pas l'objet d'une appréhension objectivante, elles ne constituent pas la main droite comme chose, comme une main chaude, lisse... mais elles sont localisées à même la main gauche. Résumons : lorsque je la touche de ma main droite en faisant abstraction des sensations localisées à même la main gauche, ma main gauche se présente comme une chose physique ou Körper; et cette même main gauche devient chair, corps vivant, Leib, lorsque je prends en compte ses sensations localisées.

Deux ou trois remarques : 1. il ne faut pas dire, souligne Husserl, que la chose physique main gauche s'enrichit de nouvelles propriétés. Ceci reviendrait à mettre sur le même plan, à confondre comme si elles étaient de nature homogène, les propriétés de ma chose main gauche qui résultent de l'objectivation des sensations de ma main droite, et les sensations localisées de ma main gauche qui ne sont pas, à proprement parler, des propriétés de la chose main gauche mais seulement de la main gauche en tant que chair, et qui constituent des propriétés d'un type spécifique. L’analyse nous découvre donc non pas un enrichissement mais la manifestation d’une toute autre dimension de telle sorte que la chose main gauche est également chair, c'est-à-dire champ, support (Träger) de sensations localisées. 2. Menée du point de vue de la main droite, cette description demeure unilatérale. En effet, la main droite touchante est aussi main touchée par la main gauche touchante. Par conséquent, la main droite apparaît de même comme chair puisque, de même, elle éprouve des sensations localisées, et comme chose lorsqu'il est fait abstraction des sensations de contact. D'une manière générale, dans le contact d'une partie quelconque du corps au moyen d'une autre de ses parties, chacune est pour l'autre une chose extérieure dotée de propriétés matérielles et, en même temps (zugleich), chair, support de sensations localisées. Chaque partie est touchante, organe qui découvre les propriétés de la chose qu'elle touche, et touchée, chair.

Sans aller plus avant dans cette analyse, contentons-nous simplement de signaler son importance dans l’histoire de la phénoménologie. Elle est reprise par Sartre, en 1943, dans l’EN, quoique Sartre, à la différence de Husserl, radicalise la séparation du Leib et du Körper au point de considérer que Leib et Körper constituent deux dimensions incommunicables de la corporéité alors qu'il s’agit, pour Husserl, de deux couches dont l'une est dans une relation de dépendance par rapport à l'autre qui la fonde[1]. Deux ans plus tard, dans la Phénoménologie de la Perception, MP revient à son tour sur cette expérience en y introduisant un élément décisif : l’idée que si le corps ne peut « jamais être ‘’complètement constitué’’, c’est qu’il est ce par quoi il y a des objets. Il n’est ni tangible ni visible dans la mesure où il est ce qui voit et ce qui touche »[2]. En d’autres termes, le corps n’est pas seulement un objet visé intentionnellement et constitué par la conscience mais il est également condition de sa visée par la conscience. Dès lors, comme l’écrit D. Franck, dans Chair et corps[3], si aucune perception n'est effectivement possible sans ma chair et qu'une conscience transcendantale demeure une conscience percevante, il nous faut bien admettre que la chair, contrairement, semble-t-il, à l'affirmation husserlienne, appartient à la subjectivité transcendantale

 

II. Le corps de chair, le corps propre et le corps apparaissant

 

Nous voudrions à présent examiner de quelle manière MG, tout en inscrivant sa recherche dans une perspective phénoménologique, renouvelle délibérément (p.396) la description husserlienne de la corporéité. En effet, MG structure l’expérience corporelle selon trois dimensions, qui sont également trois manières pour le sujet de s’incarner (p.161), en prenant pour fil conducteur non pas le phénomène de double sensation mais les trois structures existentiales dégagées par Heidegger dans SZ en tant qu’elles configurent les trois horizons de notre expérience du corps : l’être-auprès-de, l’être-à-dessein-de-soi, et l’être-avec (p.18). Ainsi, MG reconnaît au corps trois dimensions distinctes : le corps de chair, le corps propre et le corps apparaissant. Décrire, cependant, ces trois dimensions ne va pas de soi tant le mode de présence le plus habituel du corps est de rester latent (MG, p.120). C’est en ce sens que Heidegger pouvait dire du corps dans les SZ que notre corps est ce qu’il y a de plus lointain (MG, p.121). Mais précisément, comme l’écrit MG, la recherche phénoménologique doit « exercer une type de réflexivité nouveau dont la visée n’est autre que retrouver l’irréfléchi » (p.21).

 

a. Le corps de chair (Leib) de l’être-auprès-de

 

Le corps charnel ou corps de chair désigne justement la corporéité avec laquelle je me confonds, et qui me sert sans que son ‘‘entremise’’ ne m’apparaisse. Par exemple, lorsque j’accomplis une tache quelconque telle que écrire une lettre ou planter un clou, ma main qui écrit ou martèle, loin de se présenter comme un instrument, disparaît au profit de ce qu’elle accomplit et qui capte mon attention (p.171). Cependant, quelque discrète que demeure cette dimension de la corporéité, elle n’en est pas moins descriptible. Ainsi mon incarnation implique tout d’abord que « je suis quelque part », c’est-à-dire que j’existe ici auprès d’un ensemble d’objets sensibles au milieu desquels je prends place. De ces objets, je puis m’approcher ou m’éloigner, certains sont à ma portée tandis que d’autres sont là-bas, hors de ma portée et dévoilent ainsi la finitude de ma présence corporelle. En outre, si je suis toujours quelque part, cet être quelque part a une dimension pathique, inséparable de mon histoire. Ainsi certains lieux me sont familiers, je m’y sens comme chez moi tandis que d’autres me sont plus ou moins étrangers.

Un deuxième trait distingue mon corps de chair que MG dénomme sa « porosité ». On se souvient peut-être que poros en grec signifie « passage », « voie de communication ». De ce point de vue, le corps est la possibilité de communiquer intimement avec les choses, non seulement, comme nous l’avons vu, de prendre place parmi les choses mais aussi d’en être, au sens de sympathiser avec elles. Pour illustrer cette sympathie voire cette participation du corps à ce qui l’entoure, on peut reprendre la description par Merleau-Ponty de la contemplation du bleu du ciel : « Moi qui contemple le bleu du ciel, je ne suis pas en face de lui un sujet acosmique (..) Je m’abandonne à lui, je m’enfonce dans ce mystère (..), je suis le ciel même qui se rassemble et se recueille et se met à exister pour moi » (PP, p.248).

Enfin, MG insiste sur la dimension porteuse du corps de chair — thème emprunté à un article de J. Zutt, intitulé der tragende Leib — qui est la condition de notre libre activité. Cette dimension du corps de chair se révèle notamment lorsqu’elle fait défaut, c’est-à-dire lors de ces phases critiques où on se sent égaré, « propulsé dans un ‘’nulle part’’ où, comme l’écrit MG, les choses et les lieux indiffèrent » (p.145).

 

2. le corps propre ou l’être-à-dessein-de-soi

 

Pour aborder ce deuxième aspect de la corporéité, MG recourt à la dénomination de corps propre tout en précisant qu’elle s’écarte sciemment de son usage courant (cf note 287 p.161), et s’interroge sur la mienneté du corps qui peut, dans certaines pathologies se révéler éminemment problématique et qui déjà est en question dans l’expérience, par exemple, de la douleur. En effet, la douleur s’accompagne « d’une sorte de déchirure interne de la présence » (p.168). En d’autres termes, elle nous enseigne que nous sommes irrémédiablement liés à un corps sans que nous nous confondions totalement avec ce corps dont nous voudrions bien, lorsque la douleur est trop vivre, pouvoir nous séparer. Ainsi, la douleur nous dévoile un mode de manifestation original de la corporéité. Dans ce cas, comme l’écrit E. Straus, mon corps « me devient étranger, il devient un fragment du monde extérieur » (p.151). La douleur est la source d’un conflit, d’une discordance opposant le vivant à sa vie, le soi à son corps — qui est peut-être, comme l’envisage MG, l’origine du dualisme classique de l’âme et du corps (p.397). Dans la douleur, nous faisons l’expérience que nous avons un corps (p.171).

Ce corps propre ne doit donc pas être entendu simplement comme ce corps qui est le mien mais plutôt comme ce corps qui est le mien et dont je me tiens en même temps à distance de sorte que je puis le considérer dans son étrangeté et sa « matérialité ». Matérialité doit s’entendre au sens où le corps propre est cet élément dans lequel nous avons à être (cf. p.161, p.173). Il est ce qu’on peut appeler en allemand le Körper en opposition au Leib. Toutefois, il convient de ne pas assimiler pour autant ce corps propre à une chose au point de lui conférer le mode d’être de la chose.

Enfin, ce corps propre, que révèle en particulier la douleur et qui est un corps individuel et matériel, se présente comme aître ou demeure du soi lorsque le soi se livre au sommeil ou s’accorde un moment de détente (p.196). Le corps propre est ce lieu distinct dans lequel il est possible de se reposer à condition que l’on délaisse ce qui nous préoccupe. Pour MG, l’aptitude à être seul avec soi-même, à exister indépendamment des objets qui nous entourent ou qui nous préoccupent, à se détendre, se confond avec la faculté de trouver place dans son corps, de s’y trouver bien, en sécurité. A cet égard, on peut s’interroger sur l’importance de la relation de la mère et de l’enfant, du portage tel que Winnicott le décrit, dans l’acquisition de l’aptitude à s’endormir.

 

c. Le corps apparaissant de l’être-avec

 

Cette troisième dimension corporelle est éminemment intersubjective et caractérise le Dasein en tant que Mitsein. Le corps apparaissant est alors aussi bien le corps d’autrui que je découvre que mon corps que découvre autrui. Il s’ensuit que cette troisième dimension présente à son tour deux aspects dont l’un a été plus particulièrement exploré par MP et, l’autre, par Jean-Paul Sartre. En effet, ce corps apparaissant est tout d’abord à l’œuvre dans la rencontre originaire d’autrui, c’est-à-dire lorsque, de manière infralangagière, par mes gestes, mes mimiques je réponds à autrui. Nous retrouvons alors l’idée développée par MP ‘’d’intercorporéité’’, c’est-à-dire de relations intersubjectives dont le jeu intentionnel est fondamentalement corporel. MP écrit à ce propos dans la PP : « tout se passe alors comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentons habitaient le sien ». Pensons, pour illustrer cette idée, à la simple expérience d’une poignée de main et à la manière dont nous répondons spontanément à autrui qui nous tend la main ou nous sourit (p.224 et p.230).

Cependant, cette rencontre originaire si elle peut ouvrir la voie du dialogue peut également déboucher sur celle de la confrontation et nous rencontrons alors un nouvel aspect du corps apparaissant, que Sartre analyse longuement dans le chapitre de l’EN consacré au regard : l’objectivation de mon corps sous le regard d’autrui. Face à autrui, il m’est cependant possible de me protéger et, dans le prolongement des travaux de Zutt, MG montre que le corps apparaissant dispose d’une double limite : une limite externe et une limite interne. La première, la limite externe, est celle que nous dressons entre les autres et nous mêmes et qui nous permet de nous soustraire au regard d’autrui. Le vêtement est ainsi ce qui, par excellence, nous permet de ne pas nous trouver exposé au regard d’autrui. Mais ce corps apparaissance se caractérise également par son quant à soi, c’est-à-dire une limite interne qui sépare l’apparence et la réalité, ce que nous voulons bien faire paraître et ce que nous ne voulons pas faire paraître de telle sorte que l’apparaître devient un masque, la façade extérieur de notre ‘’intériorité’’ et, en tant que tel, une apparence plus ou moins trompeuse (pensons à Tartuffe qui mime la piété véritable, pensons à l’homme déprimé qui par politesse feint d’être gai, etc).

 

III. Réflexions critiques

 

Il va de soi que ces descriptions de la corporéité ne prétendent nullement à l’exhaustivité et qu’il y aurait encore bien des analyses à mener concernant, par exemple, le vieillissement du corps, sa sexuation — mais ce point est brièvement abordée dans la deuxième partie de l’ouvrage à propos du corps propre —, son historicité, au sens où le corps est tout autant un donné qu’une réalité construite, etc. Cependant c’est avant tout la fécondité des analyses du point de vue de la pathologie que nous voudrions dans un premier temps mettre en avant.

En effet, sans aborder la troisième partie de l’ouvrage qui est consacré à une approche esthésiologique de la psychose schizophrénique, il est possible de saisir les prolongements possibles de cette description de la corporéité sur le plan des troubles spécifiques qui, d’une certaine manière, correspondent à ses trois dimensions (p.274). Ainsi le corps charnel en tant que corps porteur est-il susceptible d’une défaillance spécifique et qui se manifeste par le sentiment de n’être plus porté par rien et pas une impression d’inconsistance. Peut-être pourrait-on rapporter au corps charnel ce que Sartre décrit dans La Nausée, c’est-à-dire ce dégoût de l’existence qui conduit à saisir sa propre existence comme superflue, comme de trop. De son côté, le corps propre est susceptible d’une aliénation spécifique dont le noyau serait la Befremdung, c’est-à-dire le sentiment d’étrangeté, que prolonge en l’aggravant la Entfremdung, c’est-à-dire l’aliénation du corps qui est désormais vécu comme totalement étranger. Enfin, le corps apparaissant est menacé par l’ébranlement des limites externes et internes qui lui permettent de se soustraire au regard d’autrui, et c’est lorsque ces limites s’effondrent qu’autrui s’infiltre au cœur du soi par exemple sous la forme du délire d’influence. Comme le montre in fine MG, cette mise en question des limites qui caractérise le corps apparaissant permet en outre de souligner la dimension corporelle de ce que Heidegger dénomme Selbst-ständigkeit, c’est-à-dire de la possibilité de se tenir en tant que Soi, d’exister en propre, authentiquement (p.276).

Mais nous ne voudrions pas achever notre propos sans soulever une difficulté que rencontre inévitablement toute approche phénoménologique de la corporéité et que nous pourrions formuler à l’aide de ces deux questions : quelle place la phénoménologie peut-elle accorder au corps tel que l’envisage les sciences modernes de la nature ? Quelle valeur la phénoménologie peut-elle accorder aux discours de ces mêmes sciences modernes de la nature que sont l’anatomie, la physiologie, la biochimie, la génétique, etc. Sans oublier, the last not the least, les neurosciences dont l’importance scientifique, comme on sait, ne cesse actuellement de croître au point d’étouffer toute approche complémentaire ? concurrente ? alternative ? Nous avons vu que le corps propre en tant que deuxième dimension de l’expérience corporelle est ce qu’on peut appeler en allemand le Körper que l’on oppose alors au Leib. Toutefois, comme le souligne fortement MG, si le Körper a une matérialité, il convient de ne pas pour autant l’assimiler à une chose au point de lui conférer le mode d’être de la chose. Sur ce point, MG se sépare explicitement de Husserl qui, conformément à la logique de la Fundierung, distingue au sein du corps vivant (Leib) deux couches : la couche spécifique du corps vivant et la couche matérielle de ce même corps vivant qui constitue comme l’assise, le fondement, de la couche spécifique. Corrélativement, Husserl distingue dans les Ideen III, au sein de la somatologie en tant que science du corps vivant (Leib), l’expérience et la connaissance théoriques de l’être somatique et l’expérience matérielle et la connaissance matérielle de la réalité matérielle sur laquelle repose l’être somatique. Il en conclut que « si nous appelons la science de la corporéité vivante (Leiblichkeit)  somatologie, celle-ci est science matérielle de la nature, autant qu’elle se penche sur les propriétés matérielles du corps animés » (cf. Ideen II, p.225, Ideen III, p.11).

A l’opposé, MG condamne l’objectivation ou réification de la corporéité par les sciences modernes de la nature et, du même coup, semble-t-il, refuse de reconnaître une quelconque validité aux travaux et découvertes accomplies par ces mêmes sciences modernes de la nature. MG écrit à ce propos : « Aussi longtemps que le corps physique, le Körper, est compris en un sens qui répète l’appréhension que nous en ont léguée les sciences modernes de la nature, nous affirmerons à la suite de Heidegger qu’il n’existe aucun point de contact ni aucun passage entre son mode d’être et celui de notre corps vivant » (p.160). Par suite, les concepts comme ceux de pesanteur ou de limitation, de surface ou de masse ne peuvent, en tant que concept des sciences de la nature, servir à appréhender le corps. Cependant, une telle fin de non recevoir — que l’on pourrait peut-être rapporter à la célèbre formule de Heidegger : « La science ne pense pas »[5] — n’est-elle pas excessive ? Sans doute, comme l’écrit MG, le poids qu’a notre corps comme chose n’a rien à voir avec le poids que nous nous sentons avoir ». Mais est-ce à dire que ce poids que mesure la balance soit dépourvu de signification ? De fait, nous avons en tant que corps un poids au sens physique du terme et même si notre corporéité ne se réduit pas à la Körperlichkeit, c’est-à-dire à ce corps chosique ou, comme le dit parfois MG, à ce corps aliéné (p.397), il semble difficile de faire totalement abstraction de cette dimension de notre corporéité. Surtout si son étude peut conduire à la mise au point de médicaments qui ont une efficacité certaine. A cet égard, il convient peut-être de rappeler que l’on doit à un ami proche de Binswanger, Roland Kuhn, que nous avons eu l’honneur de recevoir ici même en mars 1999, la découverte des effets antidépresseurs de l’imipramine.

 

Conclusion

 

La phénoménologie française doit sans aucun doute à MP la découverte de la place fondamentale du corps dans la perception et dans notre ouverture à l’être. Désormais, il ne nous est plus possible de dire, pour reprendre une formule célèbre, que l’âme est logée dans le corps comme un pilote en son navire. Car la relation de l’homme ou de l’existant à son corps est infiniment plus complexe et surtout plus étroite que le rapport instrument du pilote à son navire. Mais il ne suffit pas de dire que l’existant n’a pas de corps et qu’il est son corps pour régler une fois pour toute la question de la dimension corporelle de l’existence. C’est pourquoi on ne peut qu’être reconnaissant à MG pour cette exploration minutieuse de la corporéité qui permet d’aborder les pathologies de l’existence en partant de l’existence elle-même en tant qu’elle est nécessairement une existence incarnée.

 

 


[1] Sartre écrit à ce propos : « Sans doute, quand je touche ma jambe avec mon doigt, je sens que ma jambe est touchée. Mais ce phénomène de double sensation n'est pas essentiel : le froid, une piqûre de morphine peuvent le faire disparaître; cela suffit à montrer qu'il s'agit de deux ordres de réalité essentiellement différents. Toucher et être touché, sentir qu'on touche et sentir qu'on est touché, voilà deux espèces de phénomènes qu'on tente en vain de réunir sous le nom de double sensation. En fait ils sont radicalement distincts et ils existent sur deux plans incommunicables », L'Etre et le Néant, p. 351.

[2] Phénoménologie de la Perception, p. 108-9.

[3] Chair et Corps, Didier Franck, les Editions de Minuit, p. 105.

 

[5] M. Heidegger, « Que veut dire ‘’penser’’ », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1984, p. 157.

 

[4] Ideen II, p. 144.

 

[4]. Dit en termes heideggériens, le Leib est la condition de notre ouverture à l’être et en tant que tel un existential.