Le programme de la journée d'études est disponible ici

 

 

 

 

 

 

 

 


GUILLERAULT G. (8/12/2012)

Paul Ricoeur, lecteur de Freud

 

Je mesure mieux à présent la légèreté qu'il m'a fallu pour proposer de me lancer dans cette aventure, à savoir en effet que dès que vous le prenez par un bout, c'est tout Ricoeur qui risque de vous tomber dessus et ce n'est certes pas une mince affaire !

C'est une façon de vous dire que m'étant engagé à rendre compte du travail que Paul Ricoeur (1913-2005) a consacré à Freud, dans cet ouvrage intitulé De l'interprétation. Essai sur Freud qu'il fit paraître en 1965, il me faut d'abord mettre en avant les limitations inévitables de mon exposé.

Des limitations que vous pouvez sans doute vous-mêmes concevoir, sachant l’ampleur et la diversité de ce qu’ont été le parcours et l'oeuvre de Paul Ricoeur, une oeuvre rebelle qui plus est à la systématisation d'une synthèse, quand elle ne cesse plutôt de foisonner, par l'ouverture qui la caractérise à tant de registres divers et de problématiques plurielles.

Il va de soi que je ne saurais traiter de l'ensemble de ce que ce seul ouvrage appellerait pourtant de résonances multiples, à la mesure de ce qu'a été le chemin d'élaboration philosophique de Ricoeur, embrassant on peut dire tous les grands axes de la pensée de son temps. Pas question pour moi de m'engager dans la sorte de rappel que cela exigerait quant à la trajectoire intellectuelle de Ricoeur, là où cela nécessiterait de mobiliser ce qu'a été le rapport qui plus est évolutif de sa pensée, à la phénoménologie, à l'herméneutique ou encore à la « philosophie réflexive » – et même si nous aurons inévitablement à traverser au moins l'évocation de ces références multiples.

Mais je n'ai ni vocation ni compétence à m'inscrire dans un tel inventaire rétrospectif (sinon exhaustif !), à la hauteur de ce qu'aura été l'ampleur du cheminement de pensée de Ricoeur, en amont et en aval de son travail sur Freud – sachant qu'il n'en est guère parmi les grands moments de la méditation de son siècle, qui ait échappé à son examen attentif.

C'est donc plus à notre discussion (et à vos commentaires plus autorisés) qu'il reviendra de nourrir éventuellement cette contextualisation philosophique que je ne pourrais faire mieux qu'évoquer.

C'est dire que je vais m'efforcer de m'en tenir au seul ouvrage dont il s'agit, autant qu'il est possible et sans d'ailleurs prétendre non plus vous en livrer tout le détail ! Ce qui est une façon d'en annoncer l'ampleur...

Toutes proportions gardées, je vais donc poser à la façon de Ricoeur lui-même, lui lecteur de Freud et moi modestement lecteur de sa lecture de Freud, de Ricoeur lisant Freud. À cette différence près (entre autres !) que là où lui peut donner l'impression par son livre d'avoir acquis une connaissance exhaustive et érudite de Freud, d'en avoir effectivement « tout » lu, je ne saurais certes et pour cause me prévaloir d'une égale érudition savante à l'égard du philosophe Ricoeur et de son oeuvre.

À ce stade introductif, il conviendrait d'interroger déjà ce qu’a été la place de la psychanalyse dans le déroulé de l'oeuvre et de la pensée de Ricoeur. Il y aurait évidemment beaucoup à dire là-dessus, ne serait-ce déjà qu'à le laisser souligner lui-même la sorte de choc – on pourrait presque dire trauma ! – qu'a été dans son essence, pour le philosophe qu'il était, le rapport de confrontation et d'ébranlement suscité par la rencontre avec la psychanalyse freudienne.

Comme on sait, c'est cependant très tôt que Ricoeur a rencontré en philosophie la psychanalyse, à l'initiative de son maître Dalbiez, et on ne saurait trop souligner (puisque lui-même y insiste) ce qu'a représenté pour lui cette rencontre manifestement déterminante, et dont les effets se font sentir dès ses premiers travaux, puisque les thèmes psychanalytiques sont intégrés dès le temps de sa thèse inaugurale sur il est vrai… Le volontaire et l'involontaire. Avec un tel intitulé, comment éviter d'y situer l'inconscient ?!

Et dès lors, Ricoeur n'aura plus cessé en vérité d'entretenir et de nouer le dialogue avec la psychanalyse, ainsi que peut le confirmer encore le recueil d’Essais et conférences I, parues en 2008, témoignant de la pérennité pour Ricoeur de sa confrontation à la psychanalyse, confrontation restée cependant, rappelons-le une fois pour toutes, comme il ne manque pas de préciser lui-même, envisagée seulement, restrictivement, sur un plan formel, académique, textuel. Quitte d'ailleurs à ce que l'on puisse se demander : qu'est-ce qui fait, tellement intéressé qu'il était, que Ricoeur se soit arrêté là, qu’il n'ait pas franchi le seuil du divan ? Il en aura laissé la charge à l’un de ses fils, devenu psychanalyste.

Sans doute pourrait-on trouver matière (on y viendra) à discerner dans la pensée de Ricoeur une évolution sensible dans son appréciation de la psychanalyse. Mais s'il est un philosophe (contemporain) pour lequel la psychanalyse a compté, c'est bien lui, dans la mesure où elle s'est avérée bien davantage qu'un champ étranger ou simplement connexe auquel se confronter, mais véritablement un motif d'inspiration – ne serait-ce qu'à procéder d'une préoccupation de recherche en commun, au niveau d'une perspective d'ensemble portant sur le champ de la signifiance et du langage (ainsi qu'en font foi les pages d'introduction de son livre sur Freud).

Certes, les philosophes qui à l'époque se sont intéressés de près à la psychanalyse, le moins qu'on puisse dire est qu'en tout cas ici, dans l'hexagone, ça n'a pas manqué – les uns et les autres avec des perspectives il va de soi très différentes et des degrés d'approche et d'accroche tout autant divers.

C'est aussi là où Ricoeur forcément se singularise, au point d'ailleurs que l'on pourrait peut-être me trouver partial sinon tendancieux de l'avoir lui en quelque sorte sélectionné. Car de Paul Ricoeur, sans doute peut-on dire a priori qu'il a été particulièrement bienveillant envers la psychanalyse, qu'il l’a accueillie et traitée on ne peut plus favorablement, pour la placer dirait-on en une position clef de sa propre élaboration philosophique d’ensemble.

Il convient d'insister, parce que c'est suffisamment remarquable, sur la sorte de déférence dont Ricoeur aura durablement fait preuve vis-à-vis de la psychanalyse freudienne, la tonalité résolument positive et favorable qui aura marqué son dialogue soutenu avec elle (et en tout cas avec Freud) – et ce, quoi qu'il advienne verrons nous de son appréciation finale...

En témoigne suffisamment l'ampleur du travail effectué – déjà dans ce seul ouvrage de 1965. On n’accomplit pas en effet un tel travail si l'on n'y met pas tout le poids de son ardeur, de son enthousiasme, de sa conviction, qu'attestent le sérieux et la scrupulosité poussée dans le détail d'une entreprise véritablement monumentale. On ne saurait trop souligner la valeur de ce que Paul Ricoeur a accompli là, s'agissant de rendre compte dans son ensemble de l'oeuvre de Freud. Car c'est véritablement une « somme » qu'il nous livre, au terme d'un relevé extrêmement soigné, précis et minutieux de l'oeuvre de Freud, même là où celle-ci, avouons-le, est parfois décourageante de complexité entortillée.

C'en est pourtant au point où l'ouvrage de Ricoeur pourrait se voir proposer comme une pertinente introduction à l'oeuvre de Freud.

D'autant que Ricoeur n'a pas manqué de suivre à la trace les linéaments de la pensée de Freud afin de nous en restituer le parcours. Car c'est là, vous le savez, ce qui ajoute à la complexité de l'oeuvre freudienne : il y a un devenir, une progressivité évolutive, une histoire de la démarche de Freud et c'est ce que Ricoeur s'est efforcé de suivre rigoureusement pour en restituer le sens tel que lui-même le déchiffre.

En se pénétrant de l'oeuvre de Freud, Ricoeur est allé jusqu'à se ranger du côté de ce qui fait l'essence de la psychanalyse. Je pense à la façon extrêmement fine dont il a su dénoncer tous les confusionnements possibles qui ravaleraient la psychanalyse à l'épistémologie de la psychologie scientifique, dont il a pris soin de la démarquer formellement – comme aussi d'ailleurs de la phénoménologie (puisqu'il y consacre tout un chapitre).

Pour accomplir ça, pour pouvoir soutenir avec autant de finesse une telle position, pour en somme prendre position aux côtés de la psychanalyse et la soutenir dans sa spécificité, il fallait décidément que Ricoeur soit allé au plus loin dans l'acquisition intime et l'intelligence de ce que c'est que la psychanalyse en soi, qu'il se soit imprégné de l'esprit du freudisme.

 

Il importe alors de relever – on ne peut pas ne pas en faire au moins mention – le fait que cette sorte d'élan vrai que Ricoeur a éprouvé pour Freud et la psychanalyse le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a guère été payé de retour ! Là où en toute bonne foi (si l'on peut dire) il se risquait à une rencontre de pensée, Ricoeur n'aura récolté en retour de la part des analystes y compris au premier chef de Lacan lui-même, servi par ses émules, qu’un renvoi désobligeant d'invectives blessantes et de rejet. Lui s'offrait positivement au dialogue (comme il en avait déjà témoigné par sa présence au mémorable colloque historique de Bonneval en 1960), il n'a reçu qu'outrage.

J'ai d'ailleurs eu l'occasion moi-même de l'entendre lors d'une conférence et alors qu'il était déjà devenu un monsieur vénérable, faire état du fait qu’il y avait eu là une expérience désagréablement inédite dans sa vie de chercheur, n'ayant jamais rencontré une adversité aussi désobligeante, dont il conservait manifestement un souvenir d'humiliation, de blessure et d'amertume.

J'ai donc d'autant de plaisir à intervenir aujourd'hui que cela me donne l'occasion, au moins à ma mesure personnelle, de me singulariser en rendant justice au travail de Ricoeur, un travail injustement déconsidéré et mal-traité, pris dans des polémiques avilissantes.

Moyennant quoi les analystes se seront privés de la possibilité de prendre en compte les interrogations soulevées par Ricoeur, en croyant bon de traiter cette interpellation par le mépris – qui fut en particulier celui de Lacan (et de ses épigones).

Cela nous prive aussi de ce qui mériterait pourtant d’être repris de façon plus sereine du rapport de Ricoeur à ce que Lacan élaborait alors de son côté. Car quoi qu'il en soit, il y a en effet de quoi être troublé quand on suit la démarche textuelle de Ricoeur, par ce qu'on y découvre – et qu'il faudrait préciser – d'une véritable proximité, d'une sorte d'affinité entre leurs deux discours, ne serait-ce qu'à se situer tous deux dans la perspective conjointe du langage et du désir. Même s'il s'en tient à l'écart, Ricoeur ne pouvait pas méconnaître, n'ignorait pas le travail de Lacan ! Faut-il rappeler que le discours de Lacan date de 1953, et Ricoeur a assisté à un temps à son séminaire.

Cela n'empêche pas de faire état des différences (avant les différends !). Tenant notamment à la façon dont Ricoeur a pris soin de se démarquer (explicitement) de ce qui lui paraissait être la position exclusivement « linguistique » de Lacan, considérant donc que le propos de Lacan, arc-bouté comme vous savez sur le concept de signifiant, conduisait à une conception unilatérale de la psychanalyse référée au langage – mais méconnaissant peut-être alors (lui-même) ce qui constitue l'essence certes complexe de cette notion du « signifiant » chez Lacan, qui rend difficile de ne l'entendre que comme strictement «  linguistique », là où le signifiant renvoie aussi au corps, à la jouissance, etc.

Toujours est-il que contre un Lacan supposé faire allégeance exclusive à la linguistique, Ricoeur s'en tient-lui à une conception… qui va d'ailleurs me permettre d'entrer dans le plain-pied de sa lecture de Freud, à partir de ce qui constitue un point d'entrée descriptif sinon interprétatif primordial, à savoir que ce qui caractérise pour Ricoeur la psychanalyse freudienne, c'est qu'elle s'appuie essentiellement sur ce qu'il appelle un « discours mixte », c'est-à-dire un discours où certes il en va de la question du sens et de la signifiance – justifiant qu'on puisse invoquer à son propos le registre de l'herméneutique, considérer que la psychanalyse participe pleinement du champ de l'herméneutique ; mais alors c'est conjointement à tout un deuxième aspect qui intègre la dimension de la force et de l'énergie (en termes « économiques » d’investissement, contre-investissement, etc.).

C'est ce discours mixte sur quoi Ricoeur insiste et qu'il désigne encore joliment comme une « sémantique du désir », en un diptyque (du sens et de la force) avec lequel il va conduire toute sa lecture de Freud. Et c'est donc aussi la façon dont il soutient sa différence avec Lacan sur un point fondamental d'entendement du freudisme (à quoi le « vroum ! vroum ! » perfide de Lacan fera méchamment écho).

Avant d'entrer davantage dans le corpus de l'ouvrage, il nous faut encore nous poser la question de ce qui s'est joué au juste pour Ricoeur dans ce rapprochement avec la psychanalyse, c'est-à-dire de ce que lui est venu y chercher, de ce que la psychanalyse lui a apporté en retour, en quoi elle répondait donc à son questionnement spécifique à lui et à quel niveau. Ce n'est pas une question simple ! Qu'est-ce qu'il est allé chercher au juste et pour répondre à quoi de son questionnement propre dans cette confrontation soutenue avec la psychanalyse ?

Sur la voie problématique de la réponse à cette question cruciale (et complexe), j'en suis venu à dégager ce qui m'est apparu comme un schème opératoire de la pensée de Ricoeur (j'ose à peine dire un « philosophème ») mais un support pour s'orienter – qu'aussi bien Ricoeur formule d'ailleurs lui-même comme tel (« arc herméneutique » ?) –, à savoir quelque chose qui se présente ou que l'on peut présenter comme un mouvement en deux temps, au sens de : ce qu'il convient de perdre d'abord pour (mieux ?) le retrouver ou le recouvrer ensuite. On trouve dans les écrits de Ricoeur de nombreuses occurrences de ce schéma de pensée qui n'est pas sans évoquer à l'occasion (entre autres) quelque résonance évangélique déclinant le thème « qui perd sa vie à cause de moi la trouvera ».

J'espère que vous apercevez déjà le point de résonance possible avec la psychanalyse, expliquant la fréquence chez Ricoeur de termes du type de ce qui est d'abord « dessaisissement ». Et pour le resituer de façon un peu plus sérieuse et précise philosophiquement, c'est là où ce schéma trouve spécialement son sens dans la référence à la « philosophie de la réflexion », là où en effet il s'agit pour Ricoeur – et c'est un point primordial de sa visée – de confronter psychanalyse et philosophie de la réflexion, c'est-à-dire partant de la question du Cogito, (et du Soi) qui elle, pour le coup, ne va cesser de le mobiliser.

Et voyez comment le schéma précédent (auquel j'ai cru pouvoir accorder quelque généralité chez Ricoeur) trouve ici sa résonance particulière, spécifique, à savoir qu'il convient de partir de la fausse certitude ou certitude trompeuse que constitue la conscience, si assurée qu'elle soit d'elle-même dans le Cogito, pour avoir chance ultérieure de la reconquérir pour de bon. Autrement dit, il convient d'en opérer d'abord le dessaisissement (ou « déprise ») pour avoir chance de la ressaisir en vérité. Mine de rien il y a là un schéma qui ne va cesser d'infiltrer à cet égard tout le propos de Ricoeur.

Et il permet de comprendre comment la psychanalyse, tant dans son principe que dans sa praxis, va venir s'offrir comme un gant à ce questionnement de Ricoeur (ce qu'il désigne comme « réflexion concrète »), quitte à ce que cela le conduise à souligner par trop l'importance accordée à la conscience qu'il s'agirait en effet (par la cure analytique) de recouvrer ; au risque de réduire le procès de la cure – mais après tout conformément à la lettre de Freud – à un « devenir conscient ».

Ce qui est ici en jeu, c’est comment le point de départ de la réflexion est pris en l'état d'une « conscience fausse », c'est-à-dire une conscience qui, quelle que soit l'intention éprouvée du Cogito, n'en est pas moins fallacieuse en tant que prétendue « conscience immédiate ». Et c'est précisément cette conscience qu'il s'agira de reconquérir par un travail interprétatif (en quoi la conscience devient une « tâche »).

 

Le livre, j'y viens comporte trois grandes parties :

– la première dite Livre I, qui interroge la situation de la psychanalyse (en référence au langage) et où surtout Ricoeur pose les instruments de lecture qui vont être les siens.

– Puis la seconde grosse partie (Livre II) qui consiste à suivre soigneusement le déroulement évolutif de la pensée de Freud en y distinguant trois grandes étapes ou séquences majeures :

- Énergétique et herméneutique

- L'interprétation de la culture

- Éros, Thanatos, Ananké

Je vais être très elliptique sur cette seconde partie parce qu'elle nous entraînerait trop loin dans le détail de la relecture ricoeurienne de Freud (au risque de la paraphrase). Je me contenterai d'indiquer les grands axes de cette lecture tripartite, surtout parce que je suis désireux d'en venir à la troisième partie :

Livre III Dialectique, où Ricoeur en vient à se prononcer lui-même philosophiquement sur son appréciation du discours de Freud. Et c'est évidemment ça qui va retenir notre attention et notre intérêt.

 

Un mot tout de même d'abord sur cette première partie qui permet déjà à Ricoeur de resituer la psychanalyse dans un vaste champ de recherche d'ensemble ayant en vue la dimension signifiante du langage : « Nous sommes aujourd'hui, observe-t-il, à la recherche d'une grande philosophie du langage » (13). Dans cette perspective, se place en premier lieu ce qui était alors à l'époque pour Ricoeur la notion prévalente : celle de symbole (une notion qui perdra cette place éminente par la suite). Le « symbole » en tant qu'il le réfère à la notion de « double sens », ce dont le rêve fournira en psychanalyse le modèle type. Le symbole en tant qu'il en appelle donc nécessairement à l'interprétation et ouvre à tout le champ de l'herméneutique (référence obligée à Aristote).

« Il y a symbole lorsque le langage produit des signes de degré composé où le sens, non content de désigner quelque chose, désigne un autre sens qui ne saurait être atteint que dans et par cette visée » (25). Et : « il n'y a pas de symbole sans un début d'interprétation ; là où un homme rêve, prophétise ou poétise, un autre se lève pour interpréter ; l'interprétation appartient organiquement à la pensée symbolique et à son double sens » (27).

Champ herméneutique dans lequel Ricoeur discerne une conflictualité interne – ce qu'il appelle le « conflit des interprétations » voire « guerre des herméneutiques » – en distinguant donc pour les opposer une herméneutique de la démystification, du démasquage (qui caractérise ce qui est désigné comme « école du soupçon » où Freud côtoie Nietzsche et Marx) et une herméneutique au contraire de recouvrement de sens, de recollection, de restitution du sens.

Ce qui a de quoi ici nous arrêter, nous alerter, c'est la façon dont Ricoeur pose cet antagonisme, à savoir que l'herméneutique qu'il oppose donc a priori à la démystification de sens supposée valoir en psychanalyse, il la rattache à la « phénoménologie de la religion ». Cela peut sembler un positionnement arbitraire et tendancieux, mettant d'emblée en opposition la psychanalyse à la dimension du religieux, ou à ce que Ricoeur situe comme « sacré ». Mais n'est-ce pas une façon biaisée d'ouvrir le débat ? D’autant que de près ou de loin, nous ne cesserons de retrouver plus tard la présence de ce sourd antagonisme et jusqu'aux conclusions finales (comme si c’est ce conflit à propos du religieux qui nourrissait au fond l'opposition de Ricoeur ; bref, c'est toute la place de la religion qui est en cause et, on le voit, d'emblée). On pourra donc trouver spécieuse la façon dont Ricoeur présente ce prétendu antagonisme herméneutique : « D'un côté l'herméneutique est conçue comme la manifestation et la restauration d'un sens qui m’est adressé à la façon d'un message, d’une proclamation ou, comme on dit quelquefois d’un kérygme ; de l'autre, elle est conçue comme une démystification, comme une réduction d'illusion. C'est de ce côté de la lutte que se range la psychanalyse, du moins en première lecture » (35).

Mais en même temps, là où il se pourrait que Ricoeur touche juste, sciemment ou pas, c'est que la question du sens qu'il formule ainsi concerne au plus près le questionnement interne à la psychanalyse elle-même, surtout dans ses modalités contemporaines ; quant à savoir si la psychanalyse vise à une production de sens ou à sa destitution (au nom de la vérité) – rien moins ! C'est la question qui traverse en particulier l'opposition psychanalyse/psychothérapie – question que l'on peut dire aussi être celle de l'humanisme vs structuralisme [voir à ce propos mon ouvrage : F. Dolto, la foi dans le désir].

La deuxième grande partie, le Livre II, c'est donc là où Ricoeur aborde de front le déroulé de la pensée freudienne, en en suivant méticuleusement le développement. Je l’ai dit, pas question de reprendre à sa suite tout le détail scrupuleux de cette lecture. Je vais m'efforcer d'être aussi elliptique que possible, me contentant de vous indiquer les grandes lignes du plan de cette lecture afin d’en venir à en dégager les points vifs et les arêtes.

Je le répète, Ricoeur est conduit à distinguer trois moments décisifs, trois grandes phases dans ce développement de l'oeuvre freudienne conformément à un découpage d’ailleurs classique dont il produit la logique.

I. Ce qui se met en place comme première topique, toute une phase où Ricoeur fait jouer à plein dans sa lecture le positionnement double qu'il a présenté, en distinguant ce qui est de l'ordre sémantique, considération sur le sens (langagier) et ce qui opère au niveau d'un jeu de forces, distinguant donc herméneutique et énergétique. « Les écrits de Freud, écrit-il, se présentent d'emblée comme un discours mixte, voire ambigu, qui tantôt énonce des conflits de forces justiciables d'une énergétique, tantôt des relations de sens justiciables d'une herméneutique. Je voudrais montrer que cette ambiguïté apparente est bien-fondée, que ce discours mixte est la raison d'être de la psychanalyse ». (75)

C'est avec cet outil conceptuel que Ricoeur peut reparcourir le suivi des premiers textes freudiens conduisant donc à la mise en place du premier temps de la métapsychologie, en particulier les textes que sont 1) L'Esquisse, 2) L’interprétation des rêves puis 3) les textes proprement métapsychologiques – à propos desquels Ricoeur s'attache tout spécialement à la question épineuse de l'affect.

II. Vient ensuite cette section majeure que Ricoeur désigne comme « interprétation de la culture », interprétation qui convoque les grands textes « anthropologiques » de Freud, et dont Ricoeur souligne comment, loin d'être application secondaire, c'est en tout cas le modèle du rêve qui est ici agissant, autrement dit selon le remplissement de voeu (Wunscherfüllung). Mais l'essentiel selon Ricoeur est que cette incursion extensive de Freud dans le champ de la culture (religion, social, morale, etc.) va avoir des effets déterminants en retour sur la doctrine même. Puisque c'est de là – notamment de la prise en compte de l'autorité pour et par le psychisme – que va s'opérer la mise en place de la seconde topique (ça, moi, surmoi).

Mais l'important pour nous de cette section (et de toute cette relecture du culturel freudien) est de voir s’y amorcer un changement de ton de la part de Ricoeur qui s'y fait plus incisif, critique ou du moins plus questionnant, pistant son Freud à la trace – et repérant soigneusement les éléments qui lui paraissent discutables, litigieux ou incomplets. Ainsi par exemple : n'est ce pas faute d'arriver à saisir la mise en place des institutions humaines que Freud en est conduit à leur assigner cette origine « génétique » hasardeuse que propose son Totem et tabou ? De même, son interprétation de « Léonard » centrée sur le seul examen de la voie régressive n'est-elle pas fâcheusement unilatérale ? Et puis des questions aussi cruciales que l'identification ou la sublimation ne restent-elles pas finalement très inabouties ? (215) Etc.

C'est donc tout un questionnement résolu et tenace qui se met ainsi en place, qui va progressivement faire apparaître et dégager la question de Ricoeur ; et il en va de même concernant – c'est la partie III – l'émergence de la pulsion de mort dont on sait qu'elle est un temps de reconfiguration capital dans la pensée de Freud (le tournant de 1920). Et Ricoeur là encore d'interroger instamment : la pulsion de mort n'est-elle que cette négativité radicale que Freud y discerne ? Une certaine positivité ne peut-t-elle au contraire se voir accordée à cette pulsion de mort si elle peut laisser place à la négation comme aspect de travail du négatif. Etc. Bref, c'est donc à présent une tonalité critique qui se met en place et dont on perçoit comment elle se trouve grossir et converger vers ce que vont être les prises de position ultimes de Ricoeur, enjeu du troisième Livre de son essai, partie décisive dite de « dialectique », sur quoi nous allons nous-mêmes à présent centrer notre attention.

Qu'est-ce que Ricoeur a pensé trouver dans la psychanalyse et chez Freud ? On l’a dit : la confirmation, la mise en oeuvre du schéma en deux temps que nous avons vu être opérant dans sa pensée, d'un dessaisissement qui doit être suivi d'une réappropriation. Ainsi doit s'opérer plus précisément une conciliation de la psychanalyse avec la philosophie réflexive – ce par quoi la conscience doit « devenir une tâche », si je cite « le mouvement de “déprise” de la conscience immédiate apparaît comme l'envers du mouvement de “reprise”, comme l'amorce d'un “devenir conscient” qui cherche à s'égaler au cogito authentique, comme le début de la réappropriation du sens ». (416) Tel est du moins ce qui était censé sceller l'accord formel escompté avec Freud et la psychanalyse.

Mais il faut croire qu'au final pour Ricoeur le compte n'y est pas ; et notamment (anticipons-le) sur le versant « réappropriation » qui lui paraît largement en reste. Tout se passe comme si, en dépit de ce qui paraissait accord de principe sur la perspective, Ricoeur ne rencontrait donc pas pleinement chez Freud la confirmation de ce qu'il en escomptait comme correspondant à l'accomplissement du « devenir conscient ».

Ce qui est en jeu, c'est que Ricoeur, loin de trouver chez Freud l'essor de positivité attendue, va tenir grief au freudisme de (selon lui) s'enfermer dans l'archaïcité du régressif.

C'est sur ce point précis que viennent converger toutes les considérations critiques que Ricoeur adresse désormais à Freud, quant au caractère unilatéral d'une orientation interprétative qui va électivement dans un sens régressif, rétrograde (archaïsant). « Je vois pour ma part dans le freudisme, dit-il, une révélation de l'archaïque, une manifestation du toujours antérieur (...) On pourrait reprendre toute l'oeuvre théorique de Freud du point de vue de ses implications temporelles. On verrait que le thème de l'antérieur est sa propre hantise » (426). Comment donc pourrait-il y être envisagé un devenir si tout est toujours tourné vers le passé ?

Pour étayer cette critique, qui prend forme d'un procès soutenu, Ricoeur va (se) forger des termes spécifiques de son cru, constituant l'armature du point d'aboutissant de sa lecture, et d'abord donc le terme « d'archéologie du sujet », destiné à stigmatiser dans le freudisme cette dominante, cette pente exclusive vers l'antériorité de l'archaïque. Ce terme est la notion qu'il se forge à sa convenance pour conceptualiser là où il en arrive avec Freud ; concept dit-il « que je forme afin de me comprendre moi-même lisant Freud » (407). C'est le moyen de formaliser pour lui comment toute la pensée freudienne lui apparaît ainsi surtout tournée vers l'archaïque, autant dire le non progressif, ce autour de quoi vient culminer la pulsion de mort – si l'on ne fait qu'en souligner la dimension de répétition, de retour à l'état antérieur.

Or, ce qui est requis intervient Ricoeur, et c'est le deuxième terme qu'il introduit alors pour faire pièce de son point de vue à ce qui précède, est celui de téléologie. On voit bien la logique de la position ricoeurienne qui ne fait ici que confirmer sa pointe. Pas d'archéologie soutient-il (dans les termes d'une philosophie de la réflexion), pas d'archéologie sans téléologie. Une téléologie qu'il ne trouve pas chez Freud – si ce n'est insuffisamment exprimée –, et dont il s'emploie à retrouver la logique (en tant que manquante donc chez Freud et révélant de celui-ci l'insuffisance ou l’incomplétude), à la retrouver chez Hegel, le Hegel de la Phénoménologie de l'Esprit dans l'agencement de ses figures successives, qui témoignent, elles, au contraire, de leur progressivité essentielle.

Ça va être le moyen d'opposer à la tendance (supposée) dominante à la régression chez Freud la voix requise d'une progression dont Hegel montrerait la perspective salutaire. Ricoeur entreprend ainsi de dialectiser Freud en se soutenant de Hegel, en montrant comment déceler chez Hegel les voies d'une progressivité, éclairante pour discerner ce qui se trouve pareillement agissant d'une sorte de téléologie mais qui reste cependant cryptée chez Freud. Et dont Ricoeur va s'employer à être le révélateur si l'on peut dire. Hegel donne le moyen d'opposer à la régressivité freudienne une possibilité équivalente (inverse) de progression, moyen de reprendre conceptuellement ce qui reste sinon inabouti chez Freud, en particulier quant à l'identification, à la sublimation, voire quant au processus créatif.

Je ne rentre pas dans le détail de cette articulation mutuelle que Ricoeur ébauche alors ici entre Freud et Hegel. Ce qui nous importe – dans la sorte de débat conclusif auquel nous en arrivons –, c'est que cette référence à Hegel lui fournit le moyen de soutenir ce qui le laisse manifestement insatisfait (sur sa faim) dans son appréciation du freudisme, lequel témoigne en quelque sorte pour lui d’une architecture déséquilibrée (car tendancieuse), une structure gravement incomplète. On ne peut plus se le cacher : c'est un véritable procès que Ricoeur en vient ainsi à instruire.

Pour ouvrir au débat qui peut alors s'ensuivre, je vais me contenter d'en isoler finalement quelques points sensibles, à intercaler dans la discussion.

- Et d'abord, n'y a-t-il pas quelque chose d'outrancier dans cette façon finalement de présenter le côté prétendument unilatéral du freudisme, ce que d'ailleurs à l'occasion Ricoeur lui-même reconnaît, puisqu'il convient que cette part de « téléologie » qu'il dit manquante est bel et bien présente chez Freud ? Pas besoin à cet égard de lui rappeler qu'en effet, le rêve ne saurait être dit que régressif s’il a valeur aussi constructive par l'élaboration psychique à quoi il ouvre.

- on en vient du coup à se demander si cette prise de position finalement critique envers le freudisme ne procède pas aussi (voire surtout !) de ce qui demeure opérant du litige rampant ayant trait à la mise en cause de la religion. L'évoquer peut paraître simplificateur. On sait bien que Ricoeur entend situer les enjeux à un autre niveau de conceptualité philosophique, mettant de côté sa « foi biblique ». Mais c'est pourtant bien la dimension du religieux (et de la critique des positions freudiennes) qui restent présentes jusqu'à la fin, y compris en faisant jouer cette notion équivoque de « symbole » qui serait censée conduire à plus de conciliation ultime (en accordant les herméneutiques).

On sait après tout combien Ricoeur est prompt à se ranger derrière une pensée de « l'espérance », en y faisant jouer via la lettre de Paul (l'apôtre !) la « surabondance de la grâce » (faisant pièce au péché). Difficile de concevoir que cela ne soit pas présent dans sa confrontation finalement critique avec la perspective freudienne, stigmatisée en somme d'être par trop tournée vers l'envers (sinon l'enfer !) de l'archaïque.

Ne méconnaissons pas pour autant la sorte de questionnement que cela vient tout de même adresser à la psychanalyse dans ce que celle-ci pourrait après tout (qui sait ?) en reprendre à son compte, même si elle ne saurait pour autant faire sans doute de « l'espérance » une promesse de salut ! Elle ne formulerait certainement par ses propres fins en ces termes ! N’y a-t-il pas là néanmoins une vraie question ? Peut-être en effet Ricoeur aurait-il ici le mérite de nous faire nous interroger sur cette sorte de pente tendancielle de la psychanalyse, je vais le dire sciemment ainsi en clin d'oeil aux élaborations de Ricoeur lui-même, sur cette attractivité de la psychanalyse au «  mal » ( !), soit dit en effet en considérant que c'est peut-être là le terrain sur lequel finalement la question serait au mieux mise en débat (avec Ricoeur).

J'oserais dire alors de façon non conclusive que la faiblesse de la psychanalyse est peut-être de ne pas offrir la certitude des promesses (de salut ?) que Ricoeur espérait peut-être y trouver. Mais c'est parce que sa grandeur est précisément de ne pas contourner l'abîme du tragique et de la finitude – celle qu'indique l'inconscient –, et en tout cas en ne se suffisant pas des baumes apaisants de l’eschatologie.

                                                                                                            Gérard Guillerault

                                                                                                            8 décembre 2012