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ULLIAC G. (16/10/2010)

 

 

ANGOISSE  EXISTENTIALE  ET  CLINIQUE  DE L’ANGOISSE      

 

 

 

Kiekegaard demandait :   « Voulons-nous savoir de plus près quel est l’objet de l’angoisse ? Il faut répondre ici, disait-il, comme partout qu’il n’est rien. L’angoisse et le néant ne cessent de se correspondre. » Ailleurs, il disait : «  L’angoisse ne comporte pas de connaissance authentique, rien qu’un pressentiment du possible et de l’avenir. » Pressentiment, mot qui désigne le caractère vague de l’événement, sur lequel nous aurons à revenir sans cesse.

En tous cas, l’angoisse est un phénomène majeur en psychopathologie, qui est partie intégrante, à des degrés divers, de presque tous les secteurs de la clinique psychiatrique.

 

La clinique de l’angoisse ne commence à se dessiner qu’assez tardivement, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Avant cela, on parlait indistinctement de « passions tristes », de «  peurs morbides », de « frayeurs » de « pusillanimité » etc. Un peu plus tard, les choses commencent à se préciser un peu avec la description du « Délire émotif » de Morel, mais les deux premières descriptions sont redevables, l’une à un médecin militaire américain, Da Costa (1871), l’autre à un oto-laryngologiste français, Krishaber (1873). Au départ, ce sont donc des observations de somaticiens qui, sans relations aucunes avec la psychiatrie, s’attachent essentiellement aux aspects somatiques des troubles.

Da Costa donne à son travail le nom de « cœur irritable », Krishaber celui de « névropathie cérébro-cardiaque ».

« Le cœur irritable » est constitué par des crises de palpitations diurnes ou même nocturnes, de précordialgies, tachycardie, oppression, maux de tête, troubles du sommeil avec rêves pénibles, parfois des sueurs et de la diarrhée  -  mais, il n’est fait mention ni de peur, ni de sentiments d’angoisse proprement dits. Tout se passe donc comme s’il s’agissait d’une émotion qui tourne à vide, et que, justement, le versant psychologique n’était que du rien. Le trouble est imputé à un déréglement du système nerveux autonome, dont l’étiologie serait à rechercher dans des marches forcées (nous verrons par la suite la dimension moderne de cette notion), la dysenterie etc. (à titre de curiosité  je signalerai que ce tableau clinique avait été repris, par la suite, dans l’Armée britannique, sous le nom de « syndrome d’effort », et par les Américains sous le nom d’ « asthénie neurocirculatoire ». On estime à soixante mille soldats britanniques ayant fait l’objet de ce diagnostic, pendant la Première Guerre Mondiale. )

Pour sa part, Krishaber rapporte de façon très détaillée trente huit cas d’une nouvelle entité nosologique, qu’il isole parmi les patients qui le consultaient, en tant qu’ORL, pour des acouphènes, vertiges etc., dont il brosse le tableau suivant : «  Un individu est pris au milieu d’une occupation quelconque et sans aucun épiphénomène d’une sensation particulière à la tête, comme d’une bouffée ou d’un flot qui monte ; instantanément il survient l’obnubilation des sens, des bourdonnements d’oreille, de la photopsie en même temps qu’une angoisse à la région du cœur accompagnée de palpitations, d’un malaise excessif et d’une impressionnabilité générale. Simultanément, ou quelque moment après, apparaissent des vertiges, de la titubation et quelquefois de la paraplégie ; le malade tombe alors ; mais il arrive qu’au lieu d’être paralysé il éprouve une agitation extrême qui le fasse marcher malgré lui. Quelque fois il se produit  au même moment de la défaillance ou une syncope. Les premiers phénomènes s’amendent quelque peu, mais ils réapparaissent le même jour ou le lendemain, en tous cas peu de jours après avec plus de virulence et sans que les premiers aient complètement disparu  dans l’intervalle. »  Il décrit aussi des distorsions perceptives, auditives et visuelles, qui peuvent accompagner les crises, toutefois en les distinguant  soigneusement de toute conception délirante. Enfin – et ceci est très important – il repère avec beaucoup de netteté les sentiments d’étrangeté et d’irréalité qui les accompagnent.

Par la suite, le concept de « névropathie cérébro-cardiaque » disparaît pour être englobé dans le cadre exagérément élargi et flou de la « névrose américaine », couramment désignée aussi neurasthénie, dont, à l’époque, on rendait responsable le business et ses stress.

Et, ce n’est qu’en 1895 que Freud extrait de cette vaste nébuleuse la « névrose d’angoisse », dont la description fait encore référence jusqu’à aujourd’hui : il met en évidence le caractère aigü du trouble, avec ou sans représentations associées, l’attente anxieuse, avec ce qu’il appelle « un quantum d’angoisse librement flottant », et une grande richesse de troubles somatiques du même ordre que ceux décrits par Da Costa et Krishaber, qu’il considère comme pouvant réaliser des accès d’angoisse rudimentaires, ou des équivalents de l’acès d’angoisse.

En 1926, il en donne une brêve et excellente définition : « L’angoisse a pour caractère inhérent l’indétermination et l’absence d’objet : dans l’usage courant de la langue son nom lui-même change lorsqu’elle a trouvé un objet : il est remplacé par celui de peur. »

Actuellement, sous l’influence de la psychiatrie américaine et  des DSM III et IV, c'est-à-dire des Manuels diagnostiques et statistiques des troubles mentaux, qui, malgré des critiques, ont une très large audience internationale, la notion de névrose d’angoisse disparaît, comme trop chargée de présupposés étio-pathogénique, et se trouve remplacée par celle, plus à- théorique, sur ce plan, de Trouble panique caractérisé par une période bien délimitée d’anxiété ou de malaise très intense accompagnée de symptômes somatiques. L’attaque à un début soudain et atteint rapidement son acmé (habituellement en 10 minutes ou moins) souvent accompagnée d’un sentiment de danger ou de catastrophe imminente avec déréalisation ou dépersonnalisation, une peur de perdre son contrôle ou de « devenir fou » ou encore de mourir. Les symptômes somatiques sont identiques à ceux des premières descriptions. Enfin pour le DSM IV, la survenue de paniques inattendues est nécessaire pour que l’on soit autorisé à porter le diagnostic de «  Trouble panique. »

 

Sur le plan philosophique, trois textes font date :

-         « Le concept d’angoisse », de Kierkegaard (1844) ;

-         le §40 de Sein und Zeit, et sa célèbre phénoménologie de l’angoisse ;

-         et, toujours de Heidegger : « Qu’est-ce que la métaphysique ? » (1929).

 

Pour Kierkegaard, et comme nous le disions il y a un instant : « L’angoisse ne comporte pas de connaissance authentique, rien qu’un pressentiment du possible et de l’avenir. » Il repère donc déjà deux caractères essentiels : l’attente anxieuse d’une part, et un certain vide idéique d’autre part. Il considère que l’angoisse a une portée ontologique et révélatrice de la métaphysique en tant que sentiment de la liberté.

Pour Heidegger, l’angoisse est une insigne ouverture du Dasein sur sa condition ; une  disposibilité affective fondamentale ; une ouverture à l’être. Elle se comprend  donc comme un phénomène positif ouvrant sur l’authenticité de l’existence.

Pour la Psychiatrie, l’angoisse est un symptôme ; l’expression d’un mal ; le signe d’une négativité : celui de la maladie.

L’une se situe sur un plan ontologique, l’autre sur un plan strictement psychologique.

 

 

Partant de là, on peut se demander :

1°) Y a t il une étroite relation entre l’une et l’autre ? – ou, une simple homonymie pour désigner deux phénomènes de nature différents ?

2°) La pathologie psychiatrique de l’angoisse est-elle une ouverture ou une fermeture à l’être ?

3°) Le sens d’une thérapie doit-il viser une recherche de l’authenticité ?- ou, non.

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Première question : y a-t-il une relation autre qu’une simple homonymie entre l’angoisse existentiale et l’angoisse pathologique ?

A mon sens, la réponse est oui. Le parallélisme est étroit, et même doublement étroit :

- sur le plan de l’expérience du rien, d’une part,

-et, sur le plan de la désignification du monde, de l’autre.

 

Au préalable, reprenons quelques formules-cléfs de  Heidegger :

« L’angoisse manifeste le rien » ou encore « le devant quoi de l’angoisse est complètement indéterminé (…) le devant quoi de l’angoisse n’est pas un étant intramondain (…) Dans l’angoisse ne fait encontre ni ceci ni cela dont il pourrait se retourner en tant que menaçant. L’angoisse ne « sait pas » ce qu’est ce devant quoi elle s’angoisse (…) Dans le devant quoi de l’angoisse devient manifeste le rien et nulle part (…)  Lorsque l’angoisse est apaisée, le parler quotidien a coutume de dire : « au fond, ce n’était rien » (…) ce pourquoi l’angoisse s’angoisse c’est l’être – au – monde lui-même. »

Mais, est-il bien sûr que ce rien ne soit vraiment rien ? La psychanalyse, pour sa part, demeure sceptique quant à l’idée d’une angoisse sine materia, non motivée. Par exemple, Lacan réfute les positions, aussi bien de Heidegger que de Freud, en ce qui concerne l’opposition de l’angoisse à la peur. Pour lui  l’angoisse n’est pas sans objet. Et cet objet est l’objet petit « a ». Pour d’autres, elle peut être interprétée comme un souvenir inconscient du traumatisme de la naissance, ou de la menace de la castration, ou comme le signal d’un danger intérieur etc. Ce à quoi plus d’un ne manquent pas  de faire remarquer combien il faut être prudent avant d’accepter la réalité de telles réactions inconscientes, car

après tout, tout trouble psychiques sans fondement décelable se laisse facilement interpréter de la sorte.

Plus embarrassants sont les résultats des neurosciences,  lesquels démontrent expérimentalement des processus perceptifs et même moteurs, qui oeuvrent à l’insu de la conscience, et, plus encore, des réponses émotionnelles à des processus perceptifs inconscients. Ce qui viendrait relativiser l’opposition entre angoisse et peur, et tendrait, en conséquence, à rendre obsolète en 2010 ce qui semblait assuré en 1927.

Mais, disait Kurt Schneider, d’autres angoisses doivent certainement s’interpréter d’une manière différente, non comme une angoisse qui a perdu son motif, mais bien comme un sentiment originel qui fait partie de l’essence de l’homme. «  Quand on pense, ajoutait-il, à la destinée humaine, on devrait davantage s’étonner de voir l’homme sans angoisse que de le voir angoissé. »

 

Or que nous montre la clinique psychiatrique courante ?

Les exemples abondent de ces états d’angoisse sine materia, sans causes et vides quant à leur contenu idéique.

Voici quelques exemples empruntés à Pierre Janet : «  Je rappelle à ce propos, dit-il, les « Crises de psycholepsie » que j’ai signalé dans mon livre sur les obsessions et que j’étudiais autrefois dans une de  mes conférences à Boston. Les dépressions subites et courtes que je signalais à ce moment étaient surtout caractérisées par des sentiments de vide. Une de ses patientes disait : « Dans ces moments d’affreuse détresse morale, j’ai abominablement peur, mais je ne sais pas de quoi. » Il cite une malade d’Esquirol qui disait la même chose : «  J’ai peur, et je ne sais pas de quoi. » Madeleine, la célèbre malade de la Salpêtrière, qui a fait l’objet de son livre monumental  « De l’Angoisse à l’Extase » disait, de ses périodes de sécheresse mystiques : « Tout est ténèbre en nous et hors de nous. L’âme ne sent plus que le néant où il semble qu’elle va s’abîmer pour jamais. »

On pourrait multiplier les observations de ce type ; elles se résument toutes à dire : «  j’ai peur, mais je ne sais pas de quoi. »

Voici, pour mieux illustrer notre propos, une observation plus récente et plus détaillée : Mme B. est une femme d’affaire  âgée de 27 ans qui présente depuis 3 ans des attaques de panique. Sa première attaque de panique survint brutalement alors qu’elle était chez elle et regardait la télévision. L’attaque débutât par une sensation de choc électrique qui lui remontait le long de la colonne vertébrale et un sentiment de terreur. Elle ressentait des palpitations cardiaques, des fourmillements dans les mains, et elle ne pouvait plus retrouver son souffle. Elle se sentait chaude, tremblante et désorientée et était persuadée qu’elle faisait un accident vasculaire cérébral et allait mourir bientôt. Bien qu’elle fût à peine capable de parler, Mme B. réussit à laisser un message téléphonique à son médecin généraliste lui demandant de l’aide en urgence. Lorsque le médecin rappela 10 minutes plus tard, la sensation de terreur s’était dissipée et les autres symptômes avaient diminués mais elle restait encore fable et avait toujours peur. Un bilan somatique pratiqué par la suite montra qu’elle était en bonne santé physique. Toutefois, il y avait à l’auscultation cardiaque un léger souffle et l’échographie permettait de porter un diagnostique de léger prolapsus mitral.( A noter que certaines études ont suggéré l’existence d’une plus grande fréquence de prolapsus de la valve mitrale chez les sujets ayant un Trouble panique comparativement à la population générale, d’autres études n’ont pas retrouvé de prévalence différente.) Quoiqu’il en soit, la semaine suivante  la malade eu 5 autres attaques de panique qui survinrent inopinément dans des situations diverses. Les épisodes étaient caractérisés par l’installation rapide de sensations électriques dans la colonne vertébrale, de palpitations cardiaques, d’une sensation de vertige,  de fourmillements dans les doigts, d’une peur de perdre la raison et une impression de déréalisation.

Mme B. accepta la prescription de benzodiazépines de son médecin, mais refusa de consulter un psychiatre comme il le lui conseillait, au motif que les psychiatres n’avaient jamais réussi à aider sa mère qui souffrait d’agoraphobie, et que voir un psychiatre, pensait-elle, prouverait qu’elle n’arriverait plus à contrôler les choses. Elle était bien décidée à ne pas laisser ses symptômes envahir sa vie, et elle s’efforça de continuer son travail. Les attaques commencèrent à diminuer de fréquence et en intensité après quelques semaines, mais Mme. B. continua à souffrir d’attaque de paniques  intermittentes, plusieurs fois par moi, pendant les  2 années qui suivirent. Ces épisodes survenaient habituellement quand elle se trouvait dans  un bus ou un métro bondé ou bien lorsqu’elle s’entraînait sur un vélo fixe d’exercice, anticipait une confrontation avec quelqu’un ou se reposait au lit le soir.  A la suite d’une promotion professionnelle récente, les attaques de panique de Mme B. devinrent plus fréquentes et survinrent plusieurs fois par semaine. Elle se mit à passer 14 heures  par jour au travail, mais avait l’impression que son anxiété la rendait indécise et moins efficace. Elle craignait en  permanence que son incompétence soit découverte et d’être licenciée. Elle haïssait son patron et pensait que ce sentiment était réciproque bien que ce soit lui qui l’avait recommandée pour une promotion. Bien qu’elle se sentit mal dans les magasins, les cinémas, les restaurants bondés Mme B. se forçait à continuer à fréquenter ces endroits ; elle évitait toutefois les passages souterrains et ne traversait pas seule un tunnel en voiture. C’était une employée méticuleuse et consciencieuse. Elle était amicale avec ses collègues, mais distante. Bien que fiancée et qu’elle ait plusieurs amis proches, elle est habituellement isolée et tend à éviter les gens par crainte d’être critiquée, rejetée ou accablée par les problèmes des autres.

Finalement, la patiente vient à la consultation de psychiatrie parce que ses  symptômes se sont aggravés, et aussi sous l’influence de son fiancé qui a lu qu’il existait de nouveaux traitements. En fait, elle n’a jamais vraiment collaboré au traitement, demeurant méfiante et sur ses gardes, craignant d’être mal jugée, et que le fait de parler à un thérapeute ne fasse qu’augmenter son anxiété.

L’observation de cette malade montre : le déclanchement de la crise sans cause psychologique repérable ; la richesse de la symptomatologie somatique ; le vécu de terreur et le vide ou la pauvreté de son contenu idéique. En effet, lorsque de tels malades tentent de communiquer l’horreur de leur expérience du rien, la mort est le mot qui leur vient naturellement à l’esprit – la mort étant l’irreprésentable absolu, au même titre que le néant.  Dans ce cas, il convient donc de ne pas prendre l’idée de la mort (ou de la folie) pour la cause de l’angoisse, mais bien pour son effet.

(Accessoirement, il est à noter le style purement descriptif de cette observation américaine.)

 

 

Tout ceci pour dire que le vide est au centre de l’angoisse morbide, comme dans celle de « Etre et temps » - à une différence près. Je vais y revenir.

Mais, cette forme de pauvreté idéique n’épuise pas, pour autant, la question du vide de l’angoisse, telle qu’elle se manifeste en clinique. A l’inverse de ce qui vient d’être dit, mais ce qui revient exactement au même, nombre d’angoisses pathologiques se montrent comme des angoisses diffuses, qui errent sans s’arrêter d’une façon durable à une idée et réalisent ainsi de véritables crises pantophobiques ou panophobiques. A leur sujet Ribot disait autrefois : «  c’est un état où l’on a peur de tout et de rien, où l’anxiété, au lieu d’être rivée à un objet toujours le même, flotte comme dans un rêve et ne se fixe que pour un instant, au hasard des circonstances, passant d’un objet à l’autre. » Théodule Ribot souligne bien ici cette peur du rien, cette peur de tout et de rien. Un peu plus tard, Devaux et Logre, dans leur livre sur l’anxiété et l’angoisse, s’attachaient surtout à son caractère négatif : «  les malades, écrivaient-ils, n’arrivent dans la forme pure, ni à l’obsession, ni même l’idée fixe, et s’arrêtent au stade de présomption. » « Présomption », Kierkegaard disait « pressentiment », deux mots différents, mais l’idée est voisine.

Encore un exemple pris chez Janet : « l’angoisse, note-t-il, ne se produit pas à propos d’un seul objet,  mais d’un grand nombre. On ne peut énumérer les objets qui dans certaines circonstances sont susceptibles de faire naître l’angoisse chez  Jean, tout ce qui se rapporte au sexe, tout ce qui se rapporte à la poste, tout ce qui se rapporte à la politique, à la religion, à la santé, à la mort etc. L’angoisse finit par être presque indéterminée et se reproduit  continuellement à propos de n’importe quoi : elle peut être considérée comme diffuse. », et, aussitôt, de citer Freud à propos d’un cas similaire : «  Il y a, disait Freud, un état d’angoisse presque perpétuel, une angoisse vague qui flotte dans l’air, et qui ne demande qu’à se fixer sur n’importe quoi. »

Parenté étroite donc entre l’angoisse du rien de Heidegger et les constatations de la clinique psychiatrique.

Toutefois, avec cette différence : dans tous les cas, ou à peu près, les malades présentent une importante participation corporelle – ce qui n’apparaît pas chez Heidegger – striction de la poitrine, troubles vasomoteurs, tremblements, troubles urinaires, etc. toutes choses qui, à force, semblent en faire un élément, si ce n’est essentiel, du moins fondamental, et dont le caractère saillant doit retenir toute notre attention. On ne saurait trop insister sur l’importance de ces troubles somatiques qui, parfois, est telle, qu’elle en vient à masquer la nature anxieuse de la crise, et, de ce fait, motiver des consultations médicales, principalement cardiologique, oui passages aux Urgences, voir hospitalisations en milieu médical, et être source de toutes sortes d’errances diagnostiques. D’ailleurs, pour fixer les idées, en ce domaine, voici la lecture d’une lettre d’une patiente rédigée à l’intention de son médecin : «  Il y a 6 mois, durant mon cours de gymnastique, très vite j’ai la tête qui tourne. Mes membres ne répondent plus aux exercices, je n’ai plus de ressort. A la fin du cours, m’habiller, parler, marcher me demandent un effort surhumain. Pensant faire une chute de tension, je demande un peu de sucre, puis je repars.

En rejoignant ma voiture, le sol se dérobe sous chacun de mes pas ; je tiens à peine debout. Mais il faut que j’arrive jusqu’à l’école prendre Jules pour le déjeuner.

Je ne change presque plus les vitesses tant mes bras et mes jambes sont lourds. J’ai l’impression de conduire un camion. Je me sens seule et de plus en plus mal : bourdonnements dans la tête, impression de ne plus pouvoir respirer, faiblesse de plus en plus intense, la vie et le sang semblent quitter mon corps. Je tremble, j’ai à la fois si chaud et si froid… Je n’ai plus qu’une idée : arriver près de l’école. Je m’oblige à faire attention à la route car je la vois à peine, je conduis tout doucement sur la file de droite, prête à stopper. Mon corps est comme une succession de déferlantes à chaque fois plus violentes. Je lutte avec le peu de forces qui me restent. Si j’ai un malaise ici, qui viendra me secourir ? J’ai très peur, car je ne comprends pas ce qui m’arrive, je n’ai jamais connu rien d’aussi fort et brutal. Il faut que je m’arrête, je ne peux plus conduire. J’ai repéré 2 agents sur le trottoir, mais ils me semblent si loin… Mais je dois aller jusqu’à eux. Devant eux, je m’arrête et je coupe le contact. Je respire à peine, mais je ne bouge plus. Il est 11h30, Jules sort dans1/4 d’heure. J’ai peu de temps pour récupérer. Etonné, un des agents ouvre ma portière et me dit de déplacer ma voiture, je gêne la circulation. J’entends effectivement les klaxons, mais ils me parviennent à peine dans ce tourbillon de sensations affreuses où je ne trouve aucun repère. Je ne peux plus bouger. Je parviens à demander à un policier d’aller prendre Jules qui est tout près, tandis que l’autre reste à côté de moi. Je le sens déconcerté, il ne sait que faire. Il est déjà midi. Où est Jules ? Brusquement je suis parcourue de picotements de la tête aux pieds, de plus en plus violents. Je sens mon corps se raidir. Il faut que je parle, je sens que dans un moment je ne pourrais plus. Un carcan métallique enserre ma poitrine ans un étau sans fin. La bouche raidie j’arrive juste à dire : « ça ne va pas du tout », et Jules ? Je pense à lui tout le temps. Où est-il ? Que fait-il ? Cette douleur qui s’amplifie devient intenable. Mon corps est si raide, si dur…Je suis seule, j’ai si peur. C’est affreux, je ne puis plus communiquer, je voudrais de l’aide, des secours, et je ne peux le dire. Est-ce cela un arrêt cardiaque, cette douleur à la poitrine. Suis-je en train de mourir là, dans ma voiture, seule ?...

Cette lettre fait voir, principalement, l’importance des troubles somatiques ; secondairement, la brutalité de leur survenue, l’absence de circonstance déclenchante d’ordre psychologique, l’angoisse extrême, ainsi que le sentiment d’isolement au cours des états d’angoisse.

(Ceci est, également, l’occasion de faire remarquer, que la crise de cette patiente s’est déclanchée à la suite d’un cours de gymnastique ; certaines, de celle de la femme d’affaire américaine : lorsqu’elle s’entraînait sur un vélo d’appartement ; Da Costa, lui, incriminait les marches forcées. En effet, une hypothèse fait intervenir l’action de l’acide lactique dans la pathogénie de l’angoisse  devant la constatation d’une concentration anormalement élevée de cette substance,  au cours de l’exercice physique, chez les patients prédisposés. Expérimentalement, l’administration IV de lactate provoque, constamment, des manifestations aigues d’anxiété. Ce qui n’est pas retrouvé chez les sujets de contrôle. De plus, l’apparition de ces crises sous lactate serait prévenue par l’administration de médicaments connus pour être efficace dans cette pathologie (antidépresseurs tricycliques ; inhibiteurs de la recapture de la sérotonine). Toutefois, si l’on retenait cette hypothèse, aucune explication n’a été apportée, à ce jour, sur les mécanismes en jeu éventuels.)

Mais ceci n’était qu’une parenthèse.

 

 

Le parallélisme se poursuit sur un autre plan encore. Celui de la désignification du monde des étants.

Remémorons-nous, à cet égard, quelques citations de Heidegger relatives  à cette désignification : « Dans l’angoisse l’étant de vient chancelant, est-il écrit dans « Qu’est-ce que la métaphysique ? » Dans l’angoisse nous sommes en suspens. Plus précisément l’angoisse nous tient en suspens, parce qu’elle porte à la dérive l’étant dans son ensemble (…) D’où vient que nous-mêmes – nous, ces hommes étants – glissons dans cette dérive de l’étant (…) le recul de l’étant dans son ensemble qui nous investit dans l’angoisse, nous oppresse. Aucun appui ne reste. Il ne reste et vient sur nous – dans la dérive de l’étant – que cet « aucun ». L’angoisse manifeste le rien. » Dans « Etre et temps » on lit ceci : « L’entièreté de conjointure qui se dévoile à l’intérieur du monde, celle de l’utilisable comme celle de l’étant là-devant, est à ce titre tout à fait dénué d’importance. Elle se volatilise. Le Monde a pour caractère l’absence complète de significativité. »

 

On peut comprendre assez facilement que l’angoisse du rien ouvre, en dernière analyse au monde comme tel. Certes. Mais, il y a danger quand il y a crise du sens, désignification du monde, de soi-même et des autres.  Tant il est vrai que l’ouverture à l’être de l’existence frôle l’expérience du nihilisme, quand l’épreuve du décapage de ce qui est accessoire dans la vie débouche sur le vide pur et simple, et laisse l’existence privée de ses repères et démunie. Alors, on peut dire avec Jankélévitch que : «  le rapport de notre être avec son propre néant ruine totalement les fondations de cet être. »

« Dans l’angoisse on se sent « étrangé » étrangeté qui a le sens d’être chassé de chez soi (…) la familiarité quotidienne tombe en miettes. » dit encore Heidegger.

Or c’est ce qui se passe en pathologie : le monde se vide quand l’angoisse l’emporte ; vide dépersonnalisant et déréalisant. Et, quand rien ne vaut rien, ni le monde, ni soi-même, ni les autres c’est la porte ouverte, non pas à l’authenticité de l’existence – loin de  là – mais le plus souvent au vécu dépressif et aux tentations suicidaires, ou alors, à défaut de sens reste encore l’hédonisme toxicophilique, puisque, comme le dit Sartre : « ainsi revient-il

au même de s’enivrer solitairement ou de conduire un peuple ! »

 

Dans l’angoisse la familiarité  quotidienne tombe en miettes, est-il écrit dans « Etre et temps. »  Ce sentiment d’étrangeté est loin d’être rare en psychiatrie, où il prend la forme d’une expérience d’irréalité du monde ambiant et de soi-même, de la déréalisation et de la dépersonnalisation.

C’était le cas d’une jeune fille dont la maladie avait débuté par de telles expériences d’irréalité et de désignification du monde de plus en plus fréquentes. Elle disait ceci : « L’immeuble de l’école devenait immense, lisse, irréel, et une angoisse inexprimable m’étreignait (…) Tout ce qui était dans l’enceinte du préau était illimité, irréel, mécanique, sans signification (…) Une fois je me trouvais au Patronage, et je vis subitement la salle devenir immense, et comme éclairée d’une lumière terrible, électrique, qui ne donnait pas de vraies ombres. Tout était net, artificiel, tendu à l’extrême et les maîtresses semblaient des marionnettes qui évoluaient sans raison ni but. Je ne reconnaissais plus rien, plus personne. C’est comme si la réalité s’était diluée, évadée de tous ces objets et de ces gens (…) J’écoutais les conversations mais je ne saisissais pas la signification des paroles (…) – A un autre moment elle disait :«  Chose étonnante, dès que j’arrivais à rentrer dans la réalité, je ne pensais plus à ces terribles moments, » on croit entendre  Heidegger, lorsqu’il disait si bien : « lorsque l’angoisse est apaisée, le parler quotidien a coutume de dire : « au fond, ce n’était rien. »

 

Ainsi, l’univers morbide de l’angoisse, tant comme angoisse sans objet, que par ses expériences de désignification du monde, rejoint, à bien des égards, ce qui est au fondement de l’existence humaine. Ce n’est là qu’une une ressemblance de fait, et non de droit, aussi  conviendra-t-il, par la suite, de s’interroger sur la nature de leurs points communs, et  rechercher ce qui, par delà les différences, fonde, éventuellement, leur unité profonde.

 

II

 

 

 

Mais avant cela, ceci nous conduit à la deuxième question : la pathologie de l’angoisse est-elle, quant à elle, une ouverture ou une fermeture à l’être ?

 

A nouveau, replaçons nous dans la perspective de l’analyse existentiale : « La non-significativité complète qui se déclare dans le rien et nulle part ne signifie pas absence de monde, elle exprime, au contraire, que l’étant intérieur au monde est lui-même si complètement dénué d’importance que, en raison de cette « non-significativité » de ce qui est intérieur au monde, c’est encore le monde et lui seul qui s’impose dans sa mondéité. »

En Psychiatrie, il y a une sorte d’angoisse – l’angoisse psychotique – qui réalise, au maximum, cette perte de la significativité de ce qui est intérieur au monde. Elle s’observe, particulièrement, dans le « expériences délirantes primaires », décrites par Jaspers. Il en soulignait le caractère inconcevable, et le fait que cette Wahnstimung, cette humeur délirante diffuse, sans contenu déterminé devait être tout à fait insupportable. Le malade éprouvant alors un sentiment d’instabilité et d’incertitude qui le pousse instinctivement, disait-il, à chercher un point fixe où il puisse se tenir et s’accrocher.

«  Il y a quelque chose, dis-moi ce qu’il y a… » ainsi parlait une malade de Sandeberg. Ce dernier lui ayant demandé ce qu’il y avait, la malade répondit : «  Mais je ne le sais pas, cependant il y a tout de même quelque chose. » Si on écoute attentivement, et si l’on prend au sérieux ces paroles, alors on en ressent toute l’atmosphère de  mystère, de menace et d’inquiétante étrangeté devant l’indétermination de ce vécu.

 

Plus proches de nous que Jaspers, deux psychiatres et psychanalystes français, Sacha Nacht et Racamier ont fait une phénoménologie de ces états primordiaux du délire, qu’ils préfèrent pour leur part, désigner sous le nom d’états matriciels du délire. « Ils se caractérisent, disent-ils, par une angoisse sans bornes, et par un bouleversement complet du monde vécu. La peur y atteint une extraordinaire intensité. C’est une angoisse de mort et de fin du monde. Dans l’effondrement de toute référence objectale et objective, le malade est assailli par le vertigineux «  suspense » de l’anéantissement de son être et de la dévastation de son monde.

En même temps, les coordonnées spatiales par rapport auxquelles, sans nous en rendre compte et sans même ouvrir les yeux, nous avons l’assurance d’inscrire notre existence et notre monde, se brouillent et s’effacent.  L’espace vécu n’a plus d’organisation ni de perspectives, plus de densité. Du même coup, le temps vécu s’est complètement altéré ; il a cessé de se dérouler, l’instant vaut pour une éternité et la notion n’a plus aucun cours du futur et du passé. Le monde change. Non point encore qu’il ait changé d’intentionnalité ; en fait, il n’y a plus d’intentionnalité, plus d’orientation, plus de structure. On pourrait dire qu’il n’est plus aimanté. Parce qu’il  n’est plus aimé ; ou plus investit (…) C’est le degré extrême de la défamiliarisation du monde et de la dépersonnalisation du sujet (…) Dans ce bouleversement massif l’angoisse atteint le plus haut degré de la terreur (…) Les critères d’authenticité sont anéantis. L’objectif et l’objectal s’écroulent ensemble. »

Cette belle et longue citation est comme un écho lointain, venu du fond des Asiles, à la pensée  de Heidegger sur l’angoisse et de sa non-significativité de l’étant à l’intérieur du monde. Elle prend d’autant plus de poids, en ce qui concerne  le sujet qui nous occupe, qu’elle émerge directement de la clinique, non d’une information philosophique ; la méditation des textes heideggériens – je crois pouvoir le dire – ne faisant pas partie de la culture  du Dr Racamier (qui, par ailleurs, était grande.)

Une telle angoisse, on l’imagine facilement, est insoutenable. Instinctivement le malade fera des efforts pathétiques pour se débattre contre elle et s’accrocher à un ceci ou un cela. «  Ce moment matriciel, dit Racamier, est l’origine de toute une série de mécanismes d’adaptation psychique destinés à enrayer la peur, à rétablir des relations tolérables avec le monde objectal, à restaurer un ordre de réalité »

Par conséquent, l’angoisse psychotique, loin d’être une ouverture à l’être, à l’être soi-même, est, au contraire, une fermeture, une aliénation, la matrice du délire.

Pour Nacht et Racamier, le délire est toujours secondaire à la peur,  D’où leur formule : «  là où était la peur apparaît donc le délire. A l’inverse, lorsque le délire disparaît l’angoisse tend à réapparaître. » Et c’est vrai !

Le délire est une création, et cette création obéit au besoin du malade de recréer des objets. Le délire est donc une néo-réalité ; un sens qui prend la place du vide, un sens qui est un contresens, une forme de chute, une sorte de déchéance. C’est l’échec d’une tentative désespérée de renouer avec le milieu de la coexistence, le Mitsein que les analystes appellent la relation objectale.

Dans le registre névrotique,  les mécanismes défensifs contre l’angoisse sont trop connus, pour,  qu’il soit nécessaire d’y insister davantage ici.

Ainsi, la Psychiatrie nous enseigne-t-elle, que tout vaut mieux que l’expérience de l’angoisse, de son vide et de la désignification du monde ; que la plupart des tableaux cliniques – psychotique ou névrotiques – peuvent s’interpréter comme autant de tentatives pour retrouver un refuge dans un monde familier, fût-ce au prix de l’inauthenticité, fût-il hostile. L’angoisse isole, mieux vaut encore être en butte à la persécution et à ses délires, que d’être seul.

Décidément, la maladie mentale est une catastrophe existentielle, en tant que forme de déchéance et de fermeture à l’être.

 

 

III

 

 

 

D’où la troisième question : le sens d’une thérapie doit-il être une recherche de l’authenticité ?

 

C’est que l’angoisse peut être, aussi bien, l’occasion de la découverte d’un bien :celle de la vérité, que source d’un mal : le contresens existentiel d’une pathologie psychiatrique.

Dès lors, l’angoisse doit-elle être ménagée, ou combattue avant tout ? L’idéal thérapeutique doit-il viser, en premier, lieu à favoriser le retour à l’authenticité de l’être soi-même, au prix de la souffrance, du vide et d’une crise du sens ? – ou, au contraire tout faire pour colmater l’angoisse, et permettre ainsi de retrouver le chemin des objets et la familiarité du monde ?

En fait, depuis longtemps, la Psychiatrie a fait son choix. Mais est-ce le bon choix ?

Certainement pas, pour l’anti-psychiatrie anglaise. Pour celle-ci, la « folie », comme ils disent pour parler de tout, dont l’angoisse et du reste, n’est pas nécessairement un effondrement : elle peut être aussi une percée, un renouveau, une libération. Ronald Laing y voit, parfois, une expérience transcendantale. Il veut «  relier les expériences transcendantales auxquelles donne parfois lieu la psychose aux expériences du divin qui sont la source vivante de toute religion » dit-il dans  « La politique de l’expérience ». Pour lui, ceci implique une perte des fondements habituels du « sens » du monde que nous partageons tous. Il note, à son tour, qu’il n’y a plus de point d’appui, plus rien à quoi s’accrocher,  «  Néanmoins il (« le fou ») peut souvent même à travers sa désintégration et sa profonde misère, être pour nous le hiérophante du sacré. Exilé de la scène, il est un étranger, un homme venu d’ailleurs, nous faisant signe du fond du vide où il sombre, un vide peuplé parfois de présences que nous n’imaginons même pas. » et il conclue avec véhémence : « Ne sommes-nous pas capables de comprendre que  ce « voyage » n’est pas quelque chose dont il faille guérir mais qu’il est lui-même un moyen naturel de guérison de notre état dit normal et qui n’est qu’une effrayante aliénation ? »

Voici donc l’angoisse – et la « folie » d’une façon plus générale – promue au rang d’une expérience positive. Toujours pour Laing, la crise est une séquence naturelle, avec un commencement et une fin. Il s’agit ordinairement, a-t-il écrit dans un autre ouvrage, d’une séquence mort-naissance d’où celui qui revient a l’impression de re-naître, de se renouveler.

Pour parler le langage d’ « Etre et temps » nous pourrions dire que : «  c’est une possibilité d’être du Dasein qui doit nous donner une « révélation » ontique sur lui-même en tant qu’étant. »

Il ne s’agit donc plus, dans cette perspective, de procéder à une thérapeutique, mais de favoriser un « voyage », une métanoïa.

Par conséquent, dans cette optique, l’angoisse est bien une ouverture à l’être.

Mais voilà, l’antipsychiatrie n’a été qu’une utopie et un feu de paille pour avoir nié la réalité. La réalité de la maladie mentale, et n’avoir vu en elle que mystification, dans les malades des mystifiés, et dans les psychiatres des mystificateurs.

 

La Psychiatrie s’est maintenue dans d’autres choix. Pour le dire vite, et de façon un  peu schématique, et donc très imparfaite, disons que la conduite à tenir la plus commune consiste d’abord et avant tout à apaiser une angoisse insupportable, pour aider le malade à retrouver le chemin des objets. Chemin qui ne va pas sans une saine disponibilité pour le « divertissement ». Tant il semble vrai que la santé mentale ne se conjugue pas nécessairement avec une claire vision de notre situation. L’expérience psychiatrique sait tout le danger de l’expérience du vide. Entre autre –et à titre d’exemple – de ce vide qui surgit lorsque, imprudemment et sans ménagement, on « coupe les ailes » au délire. A cet égard, un souvenir m’est revenu. Il y a bien longtemps, celui d’un entretien avec un grand et athlétique jeune homme, hospitalisé pour un délire mystique et de grandeur. Il se croyait être le Christ.  Un court instant, il ébaucha un mouvement de critique, et vacilla, pour se reprendre  aussitôt, submergé  par l’émotion de son néant, et s’écria : «  mais alors, je ne suis qu’un petit CRS ! » et, il sombra à nouveau et aussitôt.

Tout ceci pour dire, que toute vérité n’est pas toujours bonne à connaître – du moins, pas n’importe quand, ni n’importe comment.

Pour autant, on ne saurait en rester là, et conclure que l’idéal thérapeutique peut se satisfaire de renoncer à sauver l’être de l’oubli ; que la santé mentale trouve son épanouissement dans le mensonge, la fuite de soi-même et celle devant sa  propre condition. Ce serait le plaidoyer d’un psychiatre pour l’aliénation. Ce qui serait absurde.

Au contraire, la finalité de tout traitement psychiatrique est, en dernière analyse, d’aider le malade à se re-trouver. En d’autres termes, à le rendre libre pour ses propres possibilités. Rendre l’autre libre pour ses propres possibilités, tel est le principe, telle est la formule à retenir. Ce qui veut dire : ne pas faire violence à l’autre pour qu’il soit ce qu’il n’est pas ; l’ouvrir, autant que faire se peut, aux possibilités qui sont les siennes ; tenir compte de son histoire propre et de ses expériences qui ne sont pas celles d’autrui, de son milieu qui n’est pas le mien. En somme, ne pas le nier, et appliquer la devise : « Deviens ce que tu es ! » Et parfois, ne l’oublions pas, avoir le tact de respecter les insincérités  de son système défensif, si, après tout, celles-ci s’avèrent nécessaires à la vie. En fait ceci demande formation, prudence et vigilance, si l’on veut ne pas réveiller une angoisse hyperalgique, laquelle obscurcie, aussitôt, les perspectives et ôte toute liberté.

 

Reste  à savoir pourquoi et comment il se peut que l’angoisse se déclanche parfois avec une telle intensité ? Pour Heidegger la réponse est brève, mais l’essentiel est dit : «  souvent, écrit-il dans « Etre et temps » l’angoisse est conditionnée physiologiquement. »

 

 

 

Tout au long de cet exposé il a été question d’une « angoisse clinique » (ou si l’on veut d’une angoisse pathologique) et d’une « angoisse existentiale. »  Comme nous l’avons dit précédemment, reste à  nous demander, maintenant,  quel est le fondement de leurs similitudes et de leurs divergences ?

A la racine de toute angoisse il y a l’être-au- monde, avec le sentiment de sa finitude, de sa précarité, face à un Univers infiniment vaste, qui le dépasse de toute part, le confond à l’évidence de sa faiblesse, et l’enveloppe de mystère. Face à ce monde d’incertitudes, où tout peut arriver, où rien n’est impossible, où il n’est jamais certain que demain sera un autre jour, il est inévitable, dans de telles conditions, que le Dasein s’angoisse pour lui-même. Mais la plupart du temps, heureusement peut-être, cette disposition affective demeure à l’arrière plan, dissimulée par les préoccupations de la quotidiénneté et le divertissement. Ainsi, échappons nous à cette sombre vérité.

Mais, être-au-monde je le suis, mais je le suis avec mon corps. Quand celui-ci se trouve assailli par un vécu corporel pénible et insolite, difficile à traduire en mots, il n’est pas étonnant que  naisse le sentiment d’un danger  imprécis, mais vital, toujours là, mais habituellement voilé. C’est ce que dit Sein und zeit : « le déclanchement physiologique de l’angoisse n’est possible que parce le Dasein s’angoisse au fond de son être. »

Angoisse « existentiale » et angoisse « pathologiques » ont une seule et même origine : notre radicale déréliction.

Toutefois, leurs conséquences différent : une chose est la pensée ordonnée de la calme méditation philosophique sur la condition humaine, autre chose est le maelström, et la désorganisation d’un vécu corporel intolérable, insolite et indicible, qui ne laisse d’autre place, qu’à l’urgence d’un danger vital imminent, et entraîne dans le gouffre de tous les plus sombres pressentiments.

Dans les deux cas, « ce pourquoi l’angoisse s’angoisse, c’est l’être-au-monde lui-même, mais, compte tenu des circonstances, le Dasein n’entend pas la même chose.

 

 

 

 

Tels sont, en définitive, les points de convergence, et les différences entre l’expérience vécue des  malades psychiatriques, et les descriptions de l’angoisse de la pensée philosophique.

Tandis que, chez Kierkegaard et chez Heidegger, l’angoisse trouve un prolongement  métaphysique, pour sa part l’angoisse pathologique aliène, surtout là où le corps s’exprime si fort. Pressentiment des possibilités de choix et de liberté dans l’une -  pathologie de la liberté dans l’autre.

Dans l’angoisse pathologique, aussi bien que dans celle de Kierkegaard, il y a ce pressentiment que tout est possible. Chez Kiekegaard, c’est l’idée du pêché que l’on peut commettre ou ne pas commettre. Dans l’angoisse morbide -  avec la  soudaineté de ses modifications corporelles indicibles, du fond de son vide et de la désignification du monde, du fait de l’inquiétante étrangeté des sentiments de dépersonnalisation et de déréalisation – l’angoisse morbide, donc, éprouve un pressentiment, elle aussi : celui d’une indétermination, qui ne débouche que sur la fatalité de l’infinité de tous les malheurs possibles, et de toutes les horreurs de la vie.

Sorbonne, 16 0ctobre 2010

(Ecole française de Daseinsanalyse)

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